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Souvenirs d’une apiculture révolue (2006)
Par L.H. et D. Ganter (68)

Mon grand-père né en 1873 était un apiculteur passionné. Je l’ai toujours vu soigner ses abeilles avec un grand calme ou les observer de longs moments devant son rucher.

Avant la guerre, il avait une centaine de ruches dans son jardin de la montagne verte, dont quelques-unes appartenaient à deux copains et deux au pasteur. Les trois compères s’entendaient bien et passaient des heures entières à discuter d’apiculture. Le pasteur venait de temps en temps faire une visite de courtoisie et s’informer si la récolte de miel s’annonçait bonne, il repartait avec un verset biblique approprié !

Les abeilles passaient l’hiver à la montagne verte où grand-père les nourrissait si nécessaire, c’était l’occasion pour moi de goûter le sirop de sucre que je trouvais fort bon.
En mai, première transhumance vers Reichstett où les champs de colza, de moutarde et les acacias étaient en fleurs. Certaines années étaient décevantes, car il pleuvait en pleine floraison. Je vois encore la fierté de ma grand-mère qui me vantait le délicat parfum du miel d’acacia et sa consistance crémeuse.

Reichstett n’étant pas très loin de Strasbourg, le voyage des abeilles se faisait bien entendu en voiture hippomobile. On faisait autant d’aller-retour que nécessaire. Au début de l’été, elles partaient pour Oberhaslach chez un autre collègue apiculteur. Elle voyageaient en train jusqu’à Urmatt, remontaient le vallon de la Hazel en voiture à ridelles, tirée par des boeufs, pour refaire le chemin en sens inverse avant l’hiver.

En 1933, mon grand-père acheta un petit lopin de terre situé au-dessus de Muhlbach sur Bruche en lisière de forêt. Avec ses copains, il construisit un long rucher en planches goudronnées, auquel ils accolèrent une chambrette à l’arrière, destinée à la récolte du miel. La porte était munie d’un guichet par lequel on passait les rayons qui disparaissaient dans la centrifugeuse.

Voilà donc notre apiculteur chez lui, mais la transhumance resta toujours aussi compliquée. La veille du départ, grand-père fermait les trous d’envol lorsque tout ce petit monde était rentré et très tôt le matin, les premières ruches étaient chargées sur la voiture d’un voiturier de la montagne verte, jusqu’à la gare de marchandises.

Là, un wagon à bestiaux était réservé, on y empilait soigneusement les ruches et lorsque après d’innombrables va-et-vient tout était en place, on enfermait le grand-père avec ses abeilles dans le wagon ; il devait surveiller si aucun insecte ne se hasardait à sortir de sa ruche, car le wagon était accroché à un train de voyageurs.

Arrivé à la gare de Lutzelhouse, on décrocha le wagon, on déverrouilla la porte et le déchargement pouvait commencer. Les collègues, donc celui de Reichstett avaient voyagé en compartiment voyageurs.Gross Tony, un paysan de Muhlbach attendait déjà avec sa voiture tractée par ses b?ufs. Il fallait traverser tout le village jusqu’à la route de Grendelbruch, là, un chemin forestier rentrait à droite, mais à la lisière de la forêt, on ne pouvait plus continuer.

Il fallait porter deux ruches sur une civière pendant 50 mètres, sur un petit sentier bordé à droite d’un talus herbeux au-dessus d’un champ et à gauche délimité par du fil de fer barbelé. La largeur était de 50 cm environ, drôle de sport, surtout s’il avait plu la veille et que l’herbe était glissante. Des hommes se relayaient à la civière, sans une plainte, on retournait à la gare autant de fois que nécessaire. Grand-mère avait préparé le casse-croûte et moi j’allais en forêt remplir un broc à une source pour préparer les abreuvoirs des abeilles. On disposait quelques bassines remplies d’eau avec des bouchons qui faisaient office de radeaux pour les insectes.

Enfin, toutes les ruches étant en place, on pouvait ouvrir les trous d’envol, quelle nuée et quel bourdonnement.

Du printemps jusqu’en automne, nos week-end se passaient à Muhlbach car par la suite mes grands-parents construisirent un modeste chalet sur le petit terrain. Que de voyages les samedis après-midi, on partait sacs au dos transportant des seaux de miel vides à l’aller, pleins au retour. Nous n’habitions pas près de la gare et le miel est lourd, il fallait gagner les tartines.

En 1939, nous étions à Muhlbach lorsque la guerre a été déclarée et Strasbourg évacuée. Nous sommes restés dans le petit chalet sans le moindre confort et cet automne les abeilles ne sont pas rentrées à la montagne verte. Grand-père les a soignées et bien couvert les ruches, mais l’hiver était très rude ; la première neige est tombée fin octobre, elle a enfin disparu fin avril. Les abeilles ne purent pas sortir en février, il y eut une hécatombe. Pendant deux semaines, grand-père ne parlait plus, il portait le deuil de ses protégées. Les ruches étaient affaiblies et il a fallu du temps pour que les colonies se repeuplent.

Par la suite, il n’a plus atteint la centaine de ruches, il lui en restait peut-être la moitié. Pendant la guerre, il était difficile d’obtenir le sucre pour le nourrissage, il était contingenté et il fallait laisser beaucoup de miel de fleurs dans les ruches pour leur survie.

Pendant la guerre, mon grand-père avait un autre souci. Il ne supportait pas les allemands (mauvais souvenirs de son service militaire chez les prussiens) mais encore moins les nazis. Ceux-ci embrigadaient chacun et mon grand-père avait du mal à refuser une activité malgré son âge. Un jour, il revint tout content d’une réunion des apiculteurs, il avait trouvé l’échappatoire. On cherchait des apiculteurs bénévoles pour surveiller les ruchers et intervenir en cas d’épidémies.

Il accepta ce poste et fut chargé du canton de Strasbourg campagne. On l’envoya à Fribourg en Brisgan pour un stage de quelques jours. Il revint avec le titre ronflant de « Bienensachverstandiger » (spécialiste des abeilles) et un diplôme flanqué d’une croix gammée. Le diplôme n’existe plus, mais grand-père a beaucoup appris sur les maladies des abeilles. A Fribourg, il a fait la connaissance du professeur Geinitz, un homme charmant qui leur faisait les cours. Ce monsieur était chargé des recherches dans la section apiculture (Bieneninstitut Freiburg). Les deux hommes ont sympathisé, le professeur Geinitz haïssait les nazis et ceci lui a coûté cher ; il a été envoyé au front russe d’où il n’est pas revenu et ceci en 1944.

Il est venu plusieurs fois chez nous, homme simple, cultivé, excellent musicien, passionné par ses recherches, il a beaucoup appris à mon grand-père. Jusqu’à la Libération, mon grand-père sillonnait la campagne à vélo, allant d’un rucher à l’autre, conseillant les uns, soignant les abeilles chez d’autres, il se rendait utile dans un domaine qu’il aimait et les nazis le laissaient tranquille.

Au printemps 1943, mon grand-père est tombé malade, il ne pouvait plus s’occuper de ses abeilles, en juin il y a eu essaim sur essaim. J’en ai attrapé un avec mes 18 ans, mais celui qui devait s’occuper du rucher n’a rien fait, il a gardé l’essaim que j’avais enfermé dans une ruche et c’est ainsi que se termina la passion de mon grand-père, lui-même est mort avant Noël.

Pour moi, il reste des souvenirs de piqûres brûlantes, mais également de merveilleux parfums de cire et de miel, de délicieuses tartines et de pains d’épices que confectionnait ma grand’mère, mais le plus important c’est certainement l’amour de la nature. On m’a appris toute petite à la respecter et à la protéger bien avant que le mot écologie n’existe.
L.H. et D. Ganter (68)