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Nectar, miellat, pollen et environnement… (2004)
Par Paul Schweitzer
L’abeille domestique n’a de domestique que le nom. La réalité nous montre bien que personne n’est maître de ses abeilles. Les exemples sont nombreux. Ainsi, si la sélection de l’abeille pose tant de problèmes particuliers, c’est bien parce que l’apiculteur lambda ne pratiquera jamais l’insémination artificielle et ne maîtrisera donc jamais une des clés de toute sélection, le contrôle de la fécondation. Il en est de même avec la récolte des miels et il est fréquent de constater que deux ruches voisines ont des rentrées de nectar de nature différente. Cela est encore plus évident lorsque l’on récolte le pollen : des trappes voisines se garnissant durant les mêmes périodes de grains de pollen aux colorations différentes. Mais quels sont donc les éléments qui déterminent le choix des abeilles ?
L’appétence naturelle des abeilles pour tout ce qui est sucré (1) les amènent à butiner différentes sources.
Les nectars sont les sources les plus “ naturelles ” puisqu’elles résultent de l’étroite coévolution des angiospermes avec les insectes butineurs. Selon leur origine florale, ils peuvent être plus ou moins riches en sucres – de quelques pour cent seulement pour les nectars les plus dilués comme chez Fritillaria imperialis, une liliacée ornementale appelée communément “ couronne impériale ” à des concentrations pouvant atteindre 50% (2). La composition en sucres des nectars dépend également de l’origine florale : certains sont à saccharose dominant et d’autres à glucose/fructose dominants avec tous les intermédiaires possibles. De ces deux derniers sucres, c’est en général le fructose qui prédomine ce qui explique également sa dominance dans les miels… Les nectars contiennent également des marqueurs olfactifs qui vont conditionner les abeilles…
Les miellats sont également à l’origine de miels dont certains ont une haute valeur commerciale. Résultant du parasitisme d’un végétal par des insectes piqueurs (cochenilles, aleurodes, psylles, aphidiens…), ils ne sont pas avantageux pour le végétal. Ils ne conviennent pas non plus pour l’hivernage des colonies d’abeilles, leur digestion laissant trop de résidus qui s’accumulent dans l’ampoule rectale des ouvrières. Leur composition en sucres est très différentes des nectars avec présence de triholosides comme le mélézitose et même quelquefois de sucres supérieurs. Leur charge minérale est également très importante. Leur production est sous la dépendance de nombreux facteurs écologiques : sol, microclimat, insectes “ éleveurs de puceron ” comme les fourmis, etc…
Cliché Lamacchia (83)
Enfin l’abeille sera attirée vers toutes autres sources sucrées qu’elle pourra trouver dans l’environnement : fruits(3), canne à sucre(4), résidus sucrés quelconques(5) …
L’attractivité d’une source dépend de ce que l’on peut appeler la “ loi du maximum ” ou de la meilleure rentabilité :
Champs de trèfle dans le Finistère
Le Cunuder (7)
- Plus une source est proche, meilleur est le bilan : dépense énergétique (en équivalent miel) pour effectuer le voyage entre la source et la ruche et recette, valeur énergétique du nectar ou du miellat récolté. Cette notion limite l’aire de prospection des abeilles à un rayon dépassant rarement deux à trois kilomètres ;
- Plus le nectar ou le miellat de la source est concentré plus il est attractif. Toutefois avec une concentration beaucoup trop élevée, le produit peut devenir difficilement récoltable (viscosité trop grande);
- Plus une source est importante en superficie et en densité florale, plus elle devient attractive. Un autre phénomène intervient alors également. La découverte d’une source nectarifère de faible superficie est en grande partie due au hasard. S’agissant de grandes cultures en floraison sur des hectares, le hasard n’existe plus et la source est automatiquement repérée. Qui de nous n’a pas senti les effluves embaumés d’un champ de colza même en pleine nuit… et notre odorat est sans commune mesure avec celui d’une abeille…
- Sont également prioritaires, les sources qui peuvent fournir simultanément du nectar et du pollen
L’offre de l’environnement : A chaque instant de l’année(6), l’environnement proche d’une ruche, disons un rayon de 2 à 3 kilomètres (plus si l’environnement est pauvre), offre aux abeilles un florilège d’espèces en fleurs plus ou moins intéressantes qui, sont, d’une certaine façon, en compétition entre elles, chacune étant là pour être pollinisée. La production de nectar et sa qualité sont sous la dépendance de facteurs écologiques : nature du sol, hygrométrie, altitude, exposition et météorologiques. Plus une plante est dans une situation optimale par rapport à son preferendum écologique, meilleure est sa sécrétion. Ainsi en période de sécheresse, une des premières réactions des plantes à fleurs et de “ couper le robinet ” du nectar : la production de nectar consomme de l’eau et dans ces périodes difficiles économiser le précieux liquide est vital. Nectar, miellat sont ainsi recherchés dans l’environnement proche de la colonie. L’abeille y recherche également du pollen, de l’eau, de la propolis…
La demande de la ruche : L’appétence naturelle des abeilles pour le sucré fait que les ouvrières récoltent systématiquement toute source de nectar ou de miellat. Ce comportement d’amassage est à l’origine de nos belles récoltes de miel. Il est malgré tout régulé par :
- La place disponible dans la ruche ;
- Les autres besoins de la colonie dont certains peuvent devenir prioritaires : en particulier le pollen, nécessité absolu pour l’élevage du couvain, mais également l’eau, la propolis.
- La quantité de butineuses disponibles – la colonie ne peut pas se dépeupler pour aller butiner.
Rucher sur ruchette - Cliché M. Vedrenne
Nouvelle source - Cliché B. Vallier
Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’économie de la ruche obéit à des lois du marchés qui ressemblent beaucoup aux nôtres :
- Offre de l’environnement : les matières premières
- Demandes de la colonie en fonction des besoins de sa population et de sa “ pyramide des âges ” : beaucoup de couvain = population jeune = besoins de pollen.
- Régulation de la demande avec des périodes de crises : en cas de disette, une source lointaine peut alors devenir rentable. Le pillage peut éventuellement apparaître : augmentation de la délinquance lorsque l’économie va mal et même risque de guerre généralisée entre les ruches. La surproduction, elle, est suivie d’un blocage de ponte avec modification de la pyramide des âges – moins de naissances. Bien que la flexibilité du travail existe dans la colonie, le manque de travail, donc le chômage, favorise l’essaimage (augmentation de l’émigration provoquée ici par la croissance suivie du chômage, mais il existe également chez les abeilles des essaims de misère).
- Les abeilles ont même inventé le marketing et la publicité : l’ouvrière qui rentre à la ruche après avoir découvert une nouvelle source, s’empresse par sa danse d’en indiquer la position aux autres. D’autres abeilles font de même pour d’autres sources. Chacune essaie de convaincre l’autre, le précieux nectar, échangé par trophallaxie, permet, par ses caractéristiques sensorielles, de se faire une bonne idée de la valeur réelle de la source…
- Les régulations sont, semble-t-il, extrêmement fines. Il ne s’agit pas de récolter uniquement pour produire beaucoup, mais également d’affiner son butinage ou sa récolte de pollen pour assurer l’équilibre alimentaire de la colonie… Ainsi, lors d’une étude de terrain récente, j’observais, chose que je n’avais jamais vu jusqu’à présent, une abeille récolter du pollen du la mercuriale annuelle, Mercurialis annua, “ mauvaise herbe ” , s’il en est, espèce dioïque que l’on rencontre dans beaucoup de nos jardins… Ce n’est pas, comme c’est quelquefois le cas, une pénurie de pollen qui poussait cette ouvrière à visiter cette fleur. Dans le même environnement, étaient en pleine floraison de nombreuses autres espèces réputées pour une forte attractivité, sources de pollen et de nectar, dont des ronces. Qu’est-ce qui pouvait donc inciter notre butineuse à récolter du pollen sur cette malheureuse herbacée qui laisse tous les apiculteurs indifférents ? On est en droit de se poser la question ? Avec à la clé, peut-être, un des éléments d’explications sur toutes ces dépopulations d’abeilles dans des secteurs où, quelquefois, l’herbe ne repousse plus suite aux passages des Attila modernes et de ses Huns que sont les désherbants, insecticides et autres pesticides… Nous devrions tous le savoir maintenant : la guerre “ propre ”, cela n’existe pas…
Paul Schweitzer
Laboratoire d’analyses et d’écologie apicole
© CETAM-Lorraine 2004
Cliché Mathieu
(1) La notion de sucré est subjective car, pour nous, il existe des sucres qui ne sont pas sucrés et des non-sucres qui le sont. De nombreux travaux ont montrés que les sucres n’ont pas tous la même attractivité pour les abeilles.
(2) Les nectars les plus dilués sont généralement produit essentiellement à partir de la sève brute circulant dans le xylème alors que les nectars concentrés sont produits à partir de la sève élaborée, les nectaires étant alors vascularisés à partir du phloème.
(3) Les pièces buccales de l’abeille ne lui permettent pas de perforer les fruits. Par contre, elle butine les fruits endommagés. J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’analyser des miels de couleur “ rouge écarlate ” produits à partir de cerises ou de mûres. En Lorraine, il est courant d’observer des abeilles butinant la mirabelle après qu’elle ait été perforée par des guêpes. Dans les oasis, les abeilles font du “ miel de dattes ”…
(4) Dans les pays producteurs de canne à sucre, le phénomène est courant…
(5) Dans tous ces cas, les produits issus du butinage de l’abeille ne peuvent légalement avoir l’appellation “ miel ”.
(6) On pourrait même écrire à chaque heure du jour. Car la sécrétion nectarifère d’une espèce n’est pas la même tout au long de la journée. Les abeilles qui ont un sens du temps, apprennent vite ce qui limite les déplacements inutiles.