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Miels de tilleul hors normes ? (2004)
Par Paul Schweitzer
Le décret du 30 juin 2003 a remplacé celui de 1976. Entre autres modifications, celle de la teneur en saccharose, du moins pour certains miels. La règle générale stipule qu’un miel doit contenir au plus 5 g pour 100 g (5%) de saccharose. Certains miels bénéficient d’un régime particulier. En France métropolitaine, sont concernés les miels de robinier faux-acacia et ceux de luzerne dont la teneur en saccharose peut aller jusqu’à 10% ainsi que les miels de lavande avec une teneur pouvant atteindre 15 %.
Pourquoi ces trois miels (1) ont-ils droit à une dérogation ? Tout simplement parce que de nombreuses analyses ont montré que de manière naturelle ces miels là avaient fréquemment (mais pas toujours) une teneur en saccharose supérieure à 5 %. D’autres miels peuvent-ils être dans ce cas ? Il semble bien que oui. Cette année de très beaux miels de tilleuls produits en Champagne - Ardennes et Picardie possèdent des teneurs en saccharose atteignant les 6 à 7 %. Comment cela peut-il se produire et comment peut-on être certain qu’il ne s’agit pas de miels adultérés ?
L’origine du saccharose dans les miels
Le saccharose est un diholoside exclusivement végétal. Il est constitué de deux sucres simples, le glucose et le fructose. Ce n’est pas un sucre réducteur. C’est le sucre que nous utilisons habituellement. Il provient alors soit de la betterave, soit de la canne à sucre. Mais, il est présent chez tous les végétaux. C’est un des constituants de la sève élaborée qui circule dans le phloème. C’est le résultat de la photosynthèse. Des sucres sont synthétisés à partir d’eau et de dioxyde de carbone, la lumière étant la source d’énergie. L’hydrolyse du saccharose conduit aux deux sucres simples qui le composent : le glucose et le fructose, constituants majoritaires des miels. Selon leurs origines végétales, les nectars contiennent plus ou moins de saccharose. On les classe en :
- Des nectars à saccharose prédominant ;
- Des nectars à taux égaux de saccharose, fructose et glucose ;
- Des nectars avec prédominance du glucose et du fructose.
Dans ce dernier cas, c’est en principe le fructose qui prédomine avec un rapport Fructose/Glucose (F/G) pouvant aller de 2 à 28. Dans tous les cas, le saccharose est, malgré tout, présent…
Pour transformer le nectar en miel, des enzymes de l’abeille interviennent et l’une d’entre elles (2), la saccharase va hydrolyser le saccharose en glucose et en fructose. Cette opération se fait durant le trajet de retour et dans la ruche lors des échanges alimentaires de la colonie (trophallaxie) qui vont “ charger ” le futur miel en enzymes… Quand l’abeille cesse-t-elle ces échanges ? Quand tout le saccharose est hydrolysé ? Absolument pas ! Quand sa teneur tombe en dessous des 5 % ? En aucune façon ! L’ouvrière ne possède aucun capteur permettant de connaître la teneur en saccharose d’un miel. En fait, le travail des abeilles concentre le nectar en éliminant de l’eau. Il s’agit d’un processus physique qui s’arrête tout seul en fonction d’un équilibre entre l’humidité du miel et celle de l’atmosphère. Il n’est pas inutile de reproduire une nouvelle fois le tableau ci-dessous (d’après MARTIN 1958) :
Des miels de tilleuls atypiques en 2004
L’équilibre est d’autant plus vite atteint que le nectar est concentré au départ. Mais moins un miel est travaillé, moins il se charge en enzymes, et inversement. Ainsi le miel de bruyère callune dont, pour des raisons propres, les abeilles n’arrivent pas à éliminer l’eau est-il toujours extrêmement riche en enzymes alors qu’un miel de lavande, dont le nectar est quelquefois très concentré, ne contient que peu d’enzymes. En Lorraine, en 2002, presque tous les miels de robinier faux acacia avaient une activité diastasique (activité de l’amylase) inférieure à 8 ( le plus souvent entre 7 et 8) avec une teneur en saccharose relativement élevée. Les robiniers avaient secrété un nectar abondant et concentré pendant un temps relativement court… Une sécrétion abondante d’un nectar relativement concentré se traduit toujours par des “ anomalies ” dans les activités enzymatiques associées à un profil des sucres atypiques…
Mon attention a été attirée par un premier échantillon de miel de tilleul arrivé au laboratoire et provenant des régions déjà citées. À l’état liquide, ce miel était presque aussi clair qu’un miel de robinier faux-acacia (Coloration 11 mm Pfund), son arôme et sa saveur était extrêmement mentholée. Sa teneur en pollen était de 16%. Ce chiffre est en fait énorme car ce miel contenait 81 % de pollen de châtaignier que l’on connaît pour être résiduel dans la majorité des miels d’été produit dans les secteurs où le châtaignier est présent. En fait, abstraction faite du châtaignier, ce miel contenait 84 % de pollen de tilleul. Sa teneur en saccharose était de 7,9 %. À côté de ce sucre, ce miel contenait 3,0 % de turanose qui est un sucre “ typique ” des miels et que l’on ne rencontre pratiquement que dans ceux-ci (3). Sa conductivité électrique était “ anormalement ” basse – seulement 387 µS/cm, alors que pour les miels de tilleuls, elle est généralement supérieure à 420/450 µS/cm. Une teneur en saccharose élevée associée à une conductivité électrique “ anormalement ” basse fait à priori croire à une adultération. Pourtant cela ne cadrait ni avec une teneur élevée en turanose, ni avec une teneur élevée en pollen de tilleul. De plus, les caractéristiques sensorielles remarquables de ce miel, me laissaient croire, avant de l’avoir analyser, d’être en présence d’un échantillon de miel de tilleul d’une exceptionnelle pureté monoflorale. Mon opinion a été confortée par l’arrivée au laboratoire d’autres échantillons provenant d’autres producteurs. 7 miels de tilleuls de 4 apiculteurs récoltés tous en 2004 en Champagne/Ardennes – Picardie et présentant des caractéristiques sensorielles voisines (très clair, fortement mentholés) ont été analysés en détail, Toutes les techniques d’analyses utilisées ont été celles préconisées par la Commission européenne (Apidologie 1997) (Sucres : chromatographie ionique détection ampérométrique) Les résultats sont reproduits dans le descriptif ci-dessous :
- Humidité : Les 7 échantillons ont une humidité moyenne de 16,7 %, toujours inférieure à 18 %. Il est très intéressant de noter que les quatre échantillons qui ont une humidité la plus basse (égale ou proche de 16 %) ont également une conductivité électrique inférieure à 400 µS/cm et que, parmi ceux-ci, trois ont une teneur en saccharose supérieure à 5%, la teneur du dernier étant malgré tout supérieure à 4 %.
- Conductivité électrique : La moyenne de 456 µS/cm, conforme à ce que l’on rencontre généralement pour les miels de tilleul, cache de grosses différences les miels de tilleuls se répartissant en 2 groupes. La conductivité électrique est un paramètre qui, avec quelques exceptions pour certains miels, est lié à la présence de miellats. Les miels de tilleuls, sont, pratiquement toujours, des mélanges nectar/miellat. Cela explique une assez grande variabilité dans les caractéristiques colorimétriques des miels de tilleuls. On ne peut pas exclure qu’une abondante production de nectar associée à une production de miellat quasi nulle puisse produire des miels de tilleuls faiblement minéralisés donc à basse conductivité électrique. Cela est à mettre en parallèle avec la forte concentration en pollen de tilleul de ces miels – nettement supérieure à celles que l’on rencontre habituellement : les nectars contiennent du pollen alors que, initialement, les miellats n’en contiennent pas.
- pH et acidimétrie : Les résultats sont extrêmement homogènes. Ils vont dans le sens de miels composés essentiellement de nectar. Les miels les moins acides sont ceux qui sont le moins minéralisés. Cette plus faible acidité n’est probablement pas la conséquence d’une action “ tampon ” comme c’est le cas pour les miels de sapin ou de châtaignier. L’acide majoritaire des miels est l’acide gluconique lequel est la conséquence de l’action de la gluco-oxydase, une des enzymes du miel. Une faible teneur enzymatique ralentit la production d’acide gluconique.
- Sucres : Tous sont conformes en ce qui concerne la teneur en glucose + fructose. Trois miels seulement le sont pour le saccharose et deux ont une teneur très basse en saccharose. Les autres sucres les plus intéressants sont l’isomaltose, le maltose, le turanose et le erlose. La teneur en ces quatre sucres est, d’une part exceptionnellement constante pour tous les échantillons, et d’autres parts très élevée pour ce type de sucres. Surtout pour le turanose que l’on peut considérer comme un marqueur des miels (3). L’adjonction de saccharose dans les miels a un effet de dilution qui fait obligatoirement baisser la concentration de ces différents sucres. Par contre, la teneur élevée en saccharose peut-être la conséquence d’un miel pauvre en saccharose. Dans ce dernier cas, la teneur élevée en saccharose est associée à une teneur plus basse en glucose et en fructose sans modification des autres sucres… C’est exactement ce que l’on constate ici.
- Activité diastasique : Sa mesure permet de contrôler l’importance de l’amylase. Cette enzyme n’intervient pas dans l’hydrolyse du saccharose. C’est cependant un excellent indice de la teneur en enzymes des miels. Sauf exceptions, le minimum est de 8. Tous les miels sont conformes. Malgré tout, ces activités sont relativement faibles. À l’exception de l’échantillon n° 3, ce sont les miels à forte teneur en saccharose qui ont l’activité diastasique la plus faible. Le cas de l’échantillon n°3 est probablement particulier car, contrairement aux échantillons 2, 5 et 7, sa conductivité électrique est élevée donc une présence probable de miellats. La présence d’enzymes des aphidiens producteurs de miellat peut avoir augmenter l’activité diastasique de ce miel (comme c’est le cas pour tous les miels de miellat). Les enzymes sont dénaturées par un chauffage, mais tous ces miels ont une teneur en HMF inférieure à 5 mg/Kg.
- Activité de l’invertase : Cette enzyme est directement responsable de l’hydrolyse du saccharose en glucose et en fructose. Contrairement à l’activité diastasique, aucune disposition légale ne réglemente ce paramètre. Le minimum le plus souvent retenu est de 10. Ici seul un miel a plus de 10. L’activité de l’invertase est très faible, tout particulièrement pour les miels qui ont une forte teneur en saccharose. L’activité de l’invertase est donc en bonne corrélation avec la teneur en saccharose.
- Taux de proline : La proline est l’acide aminé le plus important du miel. Sa présence est, en partie, liée au travail de l’abeille. Sa concentration diminue fortement lorsque le miel est adultéré. Elle peut descendre en dessous de 100 mg/Kg. Ici, de nouveau à l’exception de l’échantillon n° 3 (qui contient du miellat), c’est pour les miels a forte teneur en saccharose que le taux de proline est le plus bas. Il n’y a pas de normes légales. Mais ces taux de proline sont plus élevés que ceux que l’on rencontre lors d’adultération.
- Analyses polliniques : Tous ces miels contiennent des teneurs très élevées en pollen de tilleul (en pourcentage et en densité). Les pourcentages corrigés en éliminant le pollen du châtaignier qui “ parasite ” les résultats sont compris entre 69 et 99 %. Ce sont des chiffres énormes, très rarement rencontrés dans des miels français, et qui ne peuvent s’expliquer que par une très forte dominance du nectar.
En plus de ces paramètres, la mesure du ?C13 a été effectuée sur les échantillons 2, 3 et 7 par EUROFINS. Cela permet de déceler des ajouts de sucres issus de plantes C4. Les résultats ont été négatifs. (% sucre C4 : 0,0 % pour les 3 échantillons).
Interprétations des résultats et conclusions
Il est également important de signaler que les échantillons en question proviennent de grosses récoltes, les apiculteurs ayant observé une rentrée massive et rapide de miel. L’analyse des résultats dans leur ensemble ne va pas du tout dans le sens d’une adultération mais, au contraire, de miels d’une qualité exceptionnelle produits dans des circonstances exceptionnelles. L’adultération, si cela était, devrait concerner 3 producteurs ne se connaissant pas et ayant fait analyser leur miel volontairement. Elle serait également aberrante commercialement car un ajout aussi modéré de sucres n’a aucun intérêt financier mais, par contre, transforme le miel en un produit hors norme… Elle ne peut pas expliquer des teneurs élevées en sucres rares et en pollen. Elle ne peut pas expliquer la globalité des résultats.
En fait, il s’agit de miels de tilleuls magnifiques, produits presque exclusivement et en abondance à partir d’un nectar assez concentré. Un nectar pauvre en eau qui arrive massivement dans la ruche est stocké rapidement dans les alvéoles par les abeilles. Il n’a pas besoin d’être longtemps travaillé et est naturellement pauvre en enzymes. Ceux qui contiennent du miellat sont un peu plus riches. L’activité enzymatique dépend en partie de la concentration en enzymes. Ces miels gardent de fortes teneurs en saccharose avec naturellement une teneur plus basse en glucose et en fructose. Le taux de proline descend pour les miels les moins “ travaillés ”.
Peux-t-on les commercialiser ? Théoriquement non, pour ceux dont la teneur en saccharose est supérieure à 5 %. Avec un paradoxe : ces derniers miels sont tellement beaux qu’ils seraient probablement primés dans n’importe quel concours (dans la majorité des concours locaux, les sucres ne sont pas dosés). Beaucoup d’apiculteurs ont probablement produits de ces miels dans les régions concernées et les vendent (la majorité ne fait pas d’analyses) et ceux qui les font analyser ne peuvent théoriquement plus les vendre… Aberrant… D’autant plus, que cela peut se produire, en théorie pour d’autres miels… Pour les commercialiser, on va tomber dans l’absurde puisque ces magnifiques miels de tilleuls vont devoir être mélangés à des miels de tilleul moins beaux et à basse teneur en saccharose pour être conformes… Il serait souhaitable que la législation ne soit pas aussi restrictive et puisse prévoir de dérogations dans des cas particuliers...
Paul Schweitzer
Laboratoire d’analyses et d’écologie apicole
© CETAM-Lorraine 2004
(1) Ils sont dix en tout, mais seuls ces 3 là sont produits couramment en France métropolitaine.
(2) Le nectar est transformé en miel sous l’action de la saccharose mais également d’amylases (a et b), de gluco-oxydase, de phosphatases…
(3) On peut rechercher la présence de turanose quand on veut savoir si un produit “ au miel ” contient effectivement du miel. C’est, comme le saccharose, un diholoside formé d’une molécule de glucose et d’une molécule de fructose mais avec une liaison différente.