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L'apiculture est-elle menacée par les espèces invasives ? (2003)
Par Paul Schweitzer

Impatiens glandulifera, Apis scutellata, Varroa destructor, Metcalfa pruinosa et Æthina tumida ont au moins deux points communs. Le premier est d'avoir un rapport de près ou de loin avec l'apiculture. Le second est que toutes sont des espèces invasives. On pourrait en ajouter d'autres… Et toutes les branches de l'agriculture et tous les écosystèmes sont concernés par ces phénomènes qui sont de plus en plus fréquents. Tout semble s'accélérer. Sont concernées des plantes mais également des animaux, le plus souvent des insectes. Que se passe-t-il donc ? Qu'est-ce qu'une espèce ? Comment et pourquoi devient-elle invasive ? Quels sont les risques pour l'environnement, la biodiversité ? Quels sont les moyens de lutte ?

Qu'est-ce qu'une espèce ?
Si la définition biologique de l'espèce est assez récente, sa notion est, elle, relativement ancienne car basée sur des éléments intuitifs comme la ressemblance. Mais la ressemblance ne suffit pas : un cheval ressemble à un âne, une abeille ressemble à une guêpe, un loup ressemble plus à certains chiens que certains chiens entre eux. Ainsi Buffon et beaucoup d'autres naturalistes considéraient l'espèce comme "l'ensemble des êtres vivants issus de mêmes parents ou se ressemblant entre eux autant que s'ils étaient issus de mêmes parents". Cette définition prend en compte la notion de reproduction. Elle s'avéra suffisante dans un monde supposé créationniste et fixiste : les différentes espèces ayant été créées une fois pour toutes. La fin du XIXème et le début du XXème siècle voient l'expansion des théories transformistes et évolutionnistes. Le concept d'espèce doit alors être revu. Il ne fait plus appel à la ressemblance mais à l'isolement reproductif. Il est l'élément de base de la taxonomie moderne et est définie à partir de la notion de "population" : "Une population est un ensemble d'individus, vivant en général sur un même territoire, entre lesquels n'existe aucune barrière d'isolement reproductif." Cette définition met d'ailleurs de côté le problème des êtres vivants se reproduisant, se multipliant par voie végétative et formant des clones comme certains végétaux et beaucoup de micro-organismes. Je n'aborderai pas cette question ici.

L'isolement reproductif est donc l'élément clé de la notion d'espèce. Attention, isolement reproductif ne signifie pas isolement géographique. Apis cerana et A. mellifica cohabitent maintenant sur un même territoire et ne s'hybrident pas. L'isolement peut être :

  •  morphologique : par exemple différences dans l'anatomie de l'appareil copulateur mâle ;
  • physiologiques ;
  • caryologiques : nombre de chromosomes différents ou modifications de chromosomes (inversion, délétion, etc…) ;
  • éthologiques : comportements différents ;
  • écologiques : habitats différents ;
  • enzymatiques, etc…

Ces différents critères sont suffisants pour différencier les différentes espèces. Il faut cependant savoir qu'il existe des cas, heureusement très rares, où le taxonomiste n'arrive pas à savoir s'il s'agit d'une ou de deux espèces. Ainsi, il existe en Europe occidentale deux mouettes qui ne s'hybrident pas, Larus argentatus et L. fuscus. Il est donc logique que les ornithologistes européens en fassent deux espèces différentes. L. argentarus possède une très grande aire d'extension puisqu'on la retrouve également dans toute l'Amérique du Nord et dans la partie la plus orientale de l'Asie. L. fuscus, elle, s'étend dans toute l'Eurasie. Les deux espèces sont donc à nouveau en contact à l'est de l'Asie où elles s'hybrident. Elles devraient être considérée comme des sous-espèces ! ! ! La continuité du vivant explique facilement ce phénomène. Elle nous permet l'aborder la question de l'origine des espèces ou spéciation.

La spéciation
L'espèce est donc un ensemble d'individus apparentés constituant une population. Si l'espèce est une, les individus qui la constituent sont tous différents (à l'exception des clones - multiplication végétative et des vrais jumeaux). L'ensemble des gènes portés par tous les individus forme le patrimoine génétique de la population. Sous l'action du milieu, de l'environnement, de la lutte pour la nourriture, pour la reproduction, contre les divers prédateurs, la sélection naturelle peut, plus ou moins lentement, modifier la composition génotypique de la population. C'est le domaine d'étude de la génétique des populations. Sans isolement géographique, elle ne conduit pas à la spéciation : le brassage des gènes dus aux déplacements des individus est continu.

L'isolement géographique peut avoir trois origines :

  • Une extension de l'aire de distribution : l'espèce colonise un nouveau territoire à la suite d'une migration, en général accidentelle. Il s'agit d'un effet fondateur : oiseaux médiocres voiliers qui arrivent accidentellement dans une île (les pinsons de Darwin), graines transportées par le vent, etc…
  • Une réduction de l'aire de distribution avec création de zones refuges. Une grande aire est scindée en plusieurs sans possibilité de communication entre elles. Les grandes glaciations ont été à l'origine de ces phénomènes ;
  • Création d'une barrière au sein d'une aire : montagne, détroit. À l'inverse l'action de l'homme peut détruire certaines barrières : canal de Suez mettant en communication les eaux de la Méditerranée avec celles de la Mer rouge. Des barrières écologiques et cytogénétiques peuvent également être à l'origine de spéciation. La barrière s'étant installée, chaque sous-population constitue des populations nouvelles qui, en l'absence d'échanges, vont évoluer indépendamment. Petit à petit des différences apparaissent jusqu'à un point de non retour : les sous-populations ont suffisamment développé de différences rendant la reproduction impossible entre des individus originaires de populations différentes. L'isolement géographique est devenu isolement reproductif. Il le restera même si l'isolement géographique est pour une raison ou une autre levé. C'est, par exemple, le cas de Apis mellifica et de A. cerana qui sont maintenant en contact… (1)

Quelques éléments de dynamique des populations
Imaginons une bactérie placée dans un milieu de culture fraîchement préparée. Supposons qu'elle se divise en deux cellules filles toutes les 20 minutes. Au bout de 24 heures, les bactéries se seront divisées 72 fois. Leur nombre sera passé de 1 à 272 soit plus de 4 000 000 000 000 000 000 000 individus. Il s'agit d'une croissance exponentielle. À ce rythme, nous devrions être envahis par la bactérie. N'importe quelle espèce placée dans un milieu neuf réagit de même. Heureusement cela ne se produit pas. Pourquoi ? Tout d'abord l'espace dans lequel elles ont été introduites n'est jamais infini. Apparaissent ce que l'on appelle en écologie des facteurs limitant. Ainsi par exemple, le manque d'azote indispensable à la synthèse des protéines freinera puis arrêtera le développement. Les facteurs limitant peuvent être organiques (acides aminés indispensables, vitamine, etc…), minéraux (eau, gaz carbonique, oxygène, calcium…) ou physiques (lumière). Un seul suffit. Il agit alors comme "frein  et d'allure exponentielle la courbe devient dans le meilleur des cas une sigmoïde. Dans le pire des cas, la mortalité deviendra plus importante que la natalité et la population pourra disparaître.

Les limites du milieu ne sont pas la seule explication. Une population n'est jamais seule. Elle se développe en contact avec des populations animales ou végétales constituées d'autres espèces. Chacune est en interaction et en compétition avec d'autres : compétition pour la lumière, l'eau, les substances indispensables à la vie, l'espace.… Compétition pour l'alimentation : relation des herbivores avec la végétation, les carnivores avec leurs proies, les parasites avec leurs hôtes… Ces interactions mutuelles contrôlent et régulent les densités des différentes populations qui peuvent prendre des caractères cycliques. Il s'agit toujours d'équilibres instables susceptibles d'évoluer sous la pression de n'importe quelle modification environnementale. Des observations de terrains et des expérimentations en particulier avec des paramécies ont montré que deux espèces ne peuvent jamais occuper exactement la même niche écologique (même territoire, mêmes besoins, mêmes relations avec les autres populations) sans que l'une finisse par faire disparaître l'autre.

De nombreuses espèces invasives
Une espèce invasive est une espèce qui arrive dans un milieu neuf où elle se développe sans aucun frein si ce n'est les limites du milieu lui-même et celles de sa propre population.

L'évadée des jardins : la balsamine indienne (Impatiens glandulifera Royle) : comme beaucoup de nos plantes ornementales, elle est ramenée en France (vers 1839) (2). Rien de l'arrête, elle envahit les bords des cours d'eau ou elle concurrence les espèces indigènes. La plante est annuelle mais chaque année un seul pied produit plus de 10 000 graines… Beaucoup d'apiculteurs l'aiment bien car elle est très nectarifère. Présente dans presque tous les pays tempérés de l'hémisphère nord (y compris en Amérique du Nord). Répertoriée comme dangereuse pour l'environnement dans ne nombreux pays. Moyens de lutte : préventif (arrêter de favoriser son introduction - même si elle est mellifère), arrachage mais les graines sont viables 2 ans). La plante peut être "biocontrôlée" en la faisant brouter par du bétail…

Ce cas de plantes "échappées" des jardins n'est pas unique. D'autres sont arrivées accidentellement. On pourrait également s'étendre sur le renouée du Japon (Reynoutria japonica), le buddleia de David (Buddleia davidii), l'herbe de la Pampa (Cortaderia selloana), la grande berce du Caucase (Heracleum mantegazzianum), le séneçon du Cap (Senecio inaequidens), le mimosa (Acacia dealbatha), l'ambroisie (Ambrosia artemisiifolia), les griffes de sorcières ou figuier des Hottentots (Carpobrotus edulis), le rudbeckia (Rudbeckia laciniata), la jussie, etc… sans parler des algues comme la Caulerpa taxifolia et d'autres plantes aquatiques. La liste est longue et est, pourtant loin d'être exhaustive… Toutes ces plantes sont, par endroits, menaçantes par leur invasion… Même le robinier faux-acacia (Robinia pseudacacia) menace certains biotopes et est classé dans certains pays comme dangereux pour l'environnement.

Une acclimatation trop bien réussie : l'abeille africanisée ou A. scutellata : Rappelons tout d'abord que les abeilles A. mellifica étaient absentes du nouveau monde. Ce sont les colons espagnols qui ont introduit des souches européennes (essentiellement A. mellifica ligustica) à partir du XVIIème siècle. Ces abeilles européennes sont bien acclimatées au climat tempéré, avec en particulier une adaptation au froid par regroupement de l'essaim assurant une thermorégulation. En zone équatoriale, les abeilles européennes se développent mal et produisent peu car elles interprètent mal les signaux environnementaux. L'idée vient donc d'africaniser les abeilles européennes. C'est pourquoi en 1956, l'État de São Paulo, au Brésil introduit 170 reines d'A. mellifica scutellata. 26 colonies hydrides désertent leur ruche quelques mois plus tard. C'est le début de l'invasion… Tout le Brésil est "africanisé" au milieu des années 1970, le Canal de Panama est atteint au début des années 80, les États-Unis au début des années 90… Les méthodes de lutte contre l'invasion développées aux États-Unis ont été très peu efficaces et ce sont les apiculteurs américains qui ont du s'adapter à cette nouvelle abeille : utilisation de vêtements appropriés, gros enfumoirs, ruchers à l'écart des zones habités… L'agressivité de l'abeille africanisée décourage les petits apiculteurs, l'apiculture aux États-Unis devenant de plus en plus professionnelle…

Un changement de niche : Varroa destructor : Découvert par Jacobson, décrit par Oudemans en 1904, Varroa jacobsoni Oudemans est répertorié comme un ectoparasite de Apis cerana qui le tolère vraisemblablement à la suite d'une coévolution parasite-hôte. Avant l'introduction de Apis mellifica dans le sud-est asiatique, il n'existe pas de zone de contact entre les deux espèces d'abeilles ce qui a d'ailleurs permis leur spéciation. Elles sont séparées par une zone d'environs 600 km (IRAN-AFGHANISTAN). Le contact ayant été établi, le changement de niche écologique s'effectue probablement dans les années 40 et le processus exponentiel s'enclenche favorisé par le commerce d'abeilles, de reines avec la situation que l'on connaît aujourd'hui…

Il faut savoir que du point de vue des avantages pour l'espèce le parasitisme en présente beaucoup (pour le parasite) (3). Il est ainsi probable que l'acarien de l'acariose intrachéenne de l'abeille Acarapis woodi est le résultat d'un changement de niche écologique d'un acarapis externe.

Une ennemie qui produit du miel : la cicadelle ou Metcalfa pruinosa : Cet insecte homoptère (de la famille des cigales) est originaire d'Amérique du Sud. Arrivé en Italie par les ports de l'Adriatique, ce ravageur cause de grands dégâts à la forêt et à certaines cultures méditerranéennes (surtout arboriculture). Mais c'est également un très grand producteur de miellat. Récolté par les abeilles, ce produit est à l'origine d'un miel, brun foncé, assez particulier, très typé, commercialisé comme miel de forêt mais également comme miel de Metcalfa. Cela doit d'ailleurs être le seul miel vendu sous une appellation animale qui, en plus, est celle d'un parasite. Commercialement cela est surprenant ! Le parasite est maintenant en France et remonte dans le sillon rhodanien. La lutte est très extrêmement difficile. Des essais de lutte biologique utilisent un hyménoptère parasite de la cicadelle, Neodrynus typhlocybae. Mais la partie est loin d'être gagnée. Certains apiculteurs ont accueilli l'arrivée de la cicadelle avec joie : quelle aubaine ! ! Une importante production de miel à une époque où il y a souvent disette. Vision d'autant plus étroite, restrictive et égoïste d'un événement, que cette production de miellat fait peser une menace sur certains de nos grands crus de miels comme la lavande, le thym… Mélangés à des miellats, ces miels risquent le déclassement en des appellations moins prestigieuses…

Une nouvelle menace pour une apiculture qui n'a vraiment pas besoin de cela : le scarabée de la ruche ou Æthina tumida : Originaire d'Afrique du Sud, où il est décrit pour la première fois en 1940, le coléoptère cause des dégâts énormes dans les ruches… Présent en Australie, aux États-Unis, le coléoptère est-il vraiment une menace pour les ruchers européens ? L'avenir le dira. Mais, il faut savoir qu'à partir du moment où un parasite est introduit dans un milieu neuf et qu'il s'y adapte : plus rien n'arrête son extension… Le parasite colonisera tout l'espace qui lui est offert. Personne n'a arrêté le varroa, le doryphore, les lapins en Australie, le phyloxera. Personne n'est capable d'arrêter l'extension du Diabrotica virgifera, autre coléoptère, lui, ravageur du maïs et débarqué en 1990 à l'aéroport de Belgrade en provenance des États-Unis. Personne n'arrêtera Æthina tumida s'il est déjà en Europe… L'extension du parasite se poursuivra jusqu'à ce qu'elle atteigne les limites naturelles de sa nouvelle niche écologique. Certaines espèces sont limitées par le climat. Ce dernier est celui de l'écosystème "ruche" quand le parasite accompli tout son cycle de développement dans celle-ci (4). C'est ce qui se passe pour varroa, les limites sont alors celles de l'aire d'extension des abeilles elles-mêmes. Ce n'est pas le cas pour Æthina tumida, la nymphose s'effectuant dans le sol à proximité de la ruche. C'est peut-être là le talon d'Achille du coléoptère, mais rien n'est certain dans le domaine des adaptations d'un parasite à une nouvelle niche…

Tous coupables : s'agissant des espèces invasives, les apiculteurs sont les premiers responsables d'une grande partie des maux qui leur arrivent. Si les plantes invasives ne menacent pas directement les ruches, les apiculteurs donnent parfois de sérieux "coup de pouce" à la propagation de certaines d'entre elles. J'ai envie de hurler quand je vois que certains préconise la culture de la grande berce du Caucase parce qu'elle est mellifère, plante à la sève toxique, produisant sous l'effet du soleil des blessures presque inguérissables et qui il faut le savoir produit un miel plutôt désagréable. Combien de ceux qui préconisent cette culture ont déjà mangé du miel de berce ? Les apiculteurs sont directement responsables de l'introduction de l'abeille africanisée en Amérique, de l'introduction d'Apis mellifica dans le Sud-est asiatique, de la réintroduction de cette abeille en Europe avec la varroa, de l'introduction du coléoptère dans les pays où il est signalé. Pour le moment, tous ces voyages d'abeilles, de reines sous prétexte de sélection et d'amélioration de nos abeilles n'ont pas permis de trouver une "abeille miracle", douce, résistante à toutes les maladies, hyper productrice de miel, etc…… mais, par contre, elles sont à l'origine d'une grande partie des maux de l'apiculture moderne… Belle réussite en vérité. Mais les risques sont également ailleurs.

Sélection et espèces invasives : menaces pour la biodiversité
L'isolement géographique est souvent, nous l'avons vu, à l'origine des espèces. Des facteurs locaux comme le climat où des isolements moins stricts sont à l'origine de sous-espèces, de races… Il s'agit des mêmes mécanismes fondamentaux. Ils sont à l'origine de la biodiversité du vivant. Cette biodiversité fait partie de notre patrimoine. C'est une richesse exceptionnelle qui permet l'adaptation de la vie. Notre devoir est de la protéger.

Il est incontestable que la sélection artificielle des espèces animales a permis la "création" d'animaux adaptés à la demande de l'homme : production laitière, de viande, etc… En apiculture, même si des résultats ont été obtenus, ceux-ci sont sans rapport avec les résultats des autres branches de l'agronomie. Pourquoi ? Tout simplement, parce que l'abeille n'est pas un animal domestique. C'est un insecte qui a gardé des mœurs sauvages mais que nous savons exploiter. La domestication passe obligatoirement par le contrôle de la reproduction de l'espèce ce que, d'une manière générale, nous ne faisons pas pour l'abeille car, à l'exception de l'insémination artificielle qui reste marginale, nous somme bien incapable de contrôler son accouplement (5). Et c'est là que le bât blesse. Mais peut-être est-ce justement la chance de l'apiculture. Car, en éliminant certains gènes, la sélection diminue la biodiversité. En créant de pseudo clones où tous les individus se ressemblent on fragilise l'espèce qui ne possède plus de potentiel d'adaptabilité devant tout changement. C'est la raison pour laquelle on crée de plus en plus de conservatoires pour protéger les espèces. En apiculture, quelle est la méthode ? On recherche dans diverses races d'abeilles des caractères jugés intéressants (pour nous) et on essaie de les perpétuer et de les introduire. L'absence de contrôle total de l'accouplement des abeilles est un frein certain. En fait, je crois que c'est heureux. Prenons le cas contraire. Par une expérience de pensée, imaginez qu'on crée, demain, une abeille idéale : douce, non essaimeuse, très travailleuse, résistance à toutes les maladies (du moment). Ces nouvelles souches seront introduites partout avec pour corollaire la disparition totale des souches dites "sauvages" et perte de tout un patrimoine génétique - dans lequel puisaient justement les sélectionneurs pour améliorer la race. "On a tué la poule aux œufs d'or". En fait, les sélectionneurs ont détruit leur outil de travail. Ces abeilles qui sont de quasi clones vont cependant faire prospérer l'apiculture. Mais pour combien de temps ? La vie est un continuum. La race idéalisée (je préfère ce terme à celui d'idéal) est en fait un être hyper fragile, incapable de toute adaptation et dont les jours sont comptés… Sans aucun espoir, car la sélection à outrance, a irrémédiablement détruit toutes les réserves de gènes…

Mais quel est donc le point commun avec les espèces invasives ? On peut le définir en un mot : l'uniformisation ou la suppression des différences.

La biodiversité actuelle est le résultat de l'histoire de la vie, de quelques milliards d'années de sélection naturelle. Certes, cette histoire a déjà connu de grandes crises. La crise Crétacé - Tertiaire médiatisée par la disparition des dinosaures est la plus connue, mais il y en a eu beaucoup d'autres. La vie, par sa nature même, a toujours su rebondir. Ce n'est pas une raison. Aujourd'hui, la biodiversité est menacée sur toute la planète :

  • Destruction de certains biotopes par surexploitation : l'exemple des forêts tropicales est connu. On parle le plus souvent de la forêt amazonienne, mais en AFRIQUE le mal est déjà fait : la forêt tropicale n'y existe plus qu'à l'état de relique. À MADAGASCAR, un pan entier de l'histoire de la vie avec des espèces endémiques exceptionnelles est de plus en plus menacée. Responsable direct : l'homme, Homo sapiens ;
  • Désertification qui s'accélère avec les modifications climatiques. Facteur aggravant : l'homme, Homo sapiens ;
  • Accélération des invasions par des espèces exogènes qui font disparaître des espèces endémiques : Responsable direct : l'homme, Homo sapiens ;
  • Sélection artificielle à outrance favorisant quelques caractères au détriment de tout un patrimoine : Responsable direct : l'homme, Homo sapiens…

Sans vouloir jouer les prophètes de malheur, il est probable que Homo sapiens, espèce elle-même invasive, dont la crise Crétacé - Tertiaire a permis l'émergence, soit à l'origine d'une nouvelle crise planétaire. Est-il trop tard ? Peut-être pas, mais il est plus que temps d'arrêter les c…

Un défit pour le XXIème siècle
L'introduction d'espèces nouvelles dans des biotopes nouveaux n'est pas récente. Tous les grands voyageurs l'ont fait. La majorité de nos espèces cultivées sont exogènes et nos menus seraient assez monotones s'il fallait se contenter des espèces indigènes (quoi que beaucoup d'entre elles, bien que comestibles, ne sont pas ou plus exploitées). Certaines acclimatations sont parfaitement réussies. Heureusement pour nous ! La rapidité des voyages, des communications changent cependant les risques. Plusieurs centaines d'espèces nouvelles "débarquent" volontairement ou accidentellement chaque année. Heureusement la plupart ne s'acclimate pas et de celles qui s'acclimatent rares sont celles qui deviennent invasives. Mais probabilités faibles ou même très faibles n'éliminent pas le risque. Tout dépend de la fréquence de l'événement (6). Le risque devient alors certain et de plus en plus fréquent. C'est le phénomène auquel on assiste et qui n'est pas prêt de s'arrêter.

S'agissant de l'introduction d'une espèce nouvelle, il est impossible a priori de savoir si elle va devenir invasive ou non. Il n'existe donc, pour ce type d'introduction, aucune parade, d'autant plus que la majeure partie de ces introductions sont accidentelles et que le caractère invasif ne se manifeste qu'après l'introduction. Pour le cas d'espèces déjà connues pour être invasives mais absentes de notre territoire le principe de précaution doit s'appliquer : l'introduction de l'espèce doit être interdit. S'il s'agit de parasites, l'introduction de l'hôte potentiel doit l'être également.

Le nouveau défi est celui des organismes génétiquement modifiés ou O.G.M. Ces organismes ne sont généralement pas de nouvelles espèces. Il s'agit d'espèces naturelles ou déjà sélectionnées par d'autres voies dans lesquelles on introduit par génie génétique des gènes nouveaux. Ces gènes n'ont rien d'artificiels. Ils existent ailleurs. Introduit, dans une nouvelle espèce, ils vont se comporter comme n'importe quel gène de cette espèce. L'expression d'un gène dépend de l'individu lui-même (de ses autres gènes) et de la pression de l'environnement. Du point de vue théorique, rien n'interdit donc à ce qu'un organisme génétiquement modifié ne devienne invasif par suite de cette modification. C'est sans doute le risque majeur des O.G.M.. Avec quelles conséquences ? ? Faut-il craindre ce nouvel ALLIEN ? L'avenir le dira. La vie s'adaptera. Mais le monde que nous connaissons risque d'être bouleversé au cours de ce siècle qui n'est encore que dans l'enfance…

Paul SCHWEITZER
Laboratoire d'analyses et d'écologie apicole
© CETAM 2003 - Tous droits de reproduction réservés

(1) La spéciation géographique s'appelle la spéciation allopatrique. Dans le cas contraire elle est qualifiée de sympatrique.
(2) Voir "La balsamine indienne, Impatiens glandulifera Royle et son miel", Paul SCHWEITZER, in "Abeille de France", janvier 2003.
(3) Voir "Interactions durables : écologie et évolution du parasitisme", COMBES C (1995), Éditions MASSON, Collection d'écologie.
(4) Voir "Microcosme ", Paul SCHWEITZER, in "Abeille de France", décembre 2002.
(5) D'ailleurs même dans ce cas, nous ne contrôlons pas ces effets secondaires (descendance mâle présente ensuite dans l'environnement).
(6) Le phénomène obéit alors à une loi statistique de Poisson.