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L’apiculture en Alsace
Par Stéphane Martz

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L'apiculture, l’art d’élever et de soigner les abeilles en vue d’obtenir du miel et de la cire, se pratique depuis des millénaires. Des peintures rupestres datant de sept mille ans avant J.-C. représentent des récoltes de miel. Pierre Larousse annonce dans son dictionnaire paru en 1866 que « vers la fin du siècle dernier, l’apiculture était devenue une passion sur les bords du Rhin ». Grâce à sa situation dans le bassin rhénan, l’Alsace bénéficie de cet élan apicole. D’où vient cette passion pour les abeilles ?

Le philosophe Platon célèbre l’apiculture dans son Histoire naturelle. Ce livre demeure, « dans sa version latine jusqu’à l’invention de l’imprimerie, la bible des apiculteurs médiévaux ». Les abeilles émerveillent l’homme. Leur sociabilité, leurs travaux et le zèle qu’elles y emploient deviennent des modèles pour la société humaine. Virgile, qui leur consacre le Livre IV de ses Géorgiques, raconte que « certains, d’après ces signes et après avoir suivi ces exemples, dirent que les abeilles avaient une part d’intelligence divine et qu’elles puisaient dans l’éther ». Selon la mythologie grecque, Zeus, le père des dieux, est nourri durant son enfance par le miel des abeilles. D’ailleurs, de nombreux héros grecs justifient leur éloquence par un fait de même nature. Il en vaut de même pour de nombreux personnages religieux. « Saint Ambroise est surnommé docteur à la bouche de miel. » Saint Bernard, sainte Cécile, saint Pierre Nolasque et saint Jean Chrysostome sont parfois représentés avec une ruche d’abeilles, « symbole de la douceur et de l’efficacité de leurs paroles ». Au Moyen Age, les cierges confectionnés avec de la cire d’abeilles restent une des seules sources de lumière possibles. Le culte catholique nécessite d’énormes quantités de cire. Le miel, lui, représente le seul moyen de sucrer les aliments. Le paysan trouve lui aussi un intérêt particulier à l’apiculture. « La cire est une source de richesse, pratiquement la seule qui permette au paysan
d’obtenir des espèces monnayées, l’argent liquide, si rare dans ce monde qui vit en économie de troc. » A partir du XVIe siècle apparaissent les premières ruches en paille. La plus grande évolution de l’apiculture alsacienne se produit après 1789.

L’empereur Napoléon Ier donne une nouvelle impulsion à la pratique de l’apiculture. Le 16 mai 1806, les autorités anglaises promulguent un décret qui ordonne le blocus maritime de l’Europe. Napoléon réplique en 1807 par le blocus continental. Le commerce entre le continent européen et ses colonies devient impossible. Le prix du demi-quintal de sucre de canne est pratiquement multiplié par sept entre 1805 et 1811. Afin d’encourager la production de miel, Napoléon ordonne en 1804 un recensement annuel du nombre de ruches présentes dans l’empire. Chaque propriétaire reçoit de la Caisse de l’Etat une prime de deux francs par colonie d’abeilles. Les effets ne se font pas attendre. L’administration impériale considère le développement de l’apiculture avec le plus grand des sérieux. D’ailleurs, les abeilles font partie des insignes de l’empereur. La venue de Napoléon Ier à Strasbourg le 22 janvier 1806 se traduit par une immense fête. « Même les abeilles, sans prendre en compte la période pourtant défavorable pour elles, devaient participer à la fête. »

Une Société d’Emulation se crée à Colmar. « Le but de la société est d’avancer, d’agrandir et de consolider la prospérité du département. Ses méditations et ses travaux se [portent] sur toutes les branches de l’industrie, des arts mécaniques, du commerce, des fabriques, de l’économie domestique et rurale. […] Animée de ce zèle patriotique, la société a dû naturellement porter sa sollicitude sur les soins qu’il convient de donner à l’éducation des abeilles et sur les moyens de multiplier les ruches dans notre département. » Le miel se récolte d’une manière barbare. Il s’agit de détruire la ruche en paille par étouffage, de récupérer les rayons de miel et de presser le tout. La Société d’Emulation désire remplacer la ruche en paille par une ruche en bois beaucoup plus rentable.

Malgré les efforts des autorités, l’apiculture reste peu pratiquée en Alsace. Une enquête, menée en 1841 par la préfecture du Bas-Rhin, porte sur le nombre de ruches, la quantité et le prix du miel ainsi que de la cire. De nombreuses communes signalent la non-rentabilité des ruches. La cause principale évoquée est le climat. Le froid, le brouillard et la pluviosité perturbent les abeilles. Certaines communes mettent en cause les raffineries de sucre. Toutes sont cependant unanimes, le nombre de ruches a baissé les dix dernières années. A Huttenheim, près de Benfeld, en 1836, on compte quatre-vingts ruches, en 1841 on en recense vingt. A Gresswiller, non loin de Mutzig, en six ans, le nombre de ruches est passé de deux cents à seize. A Heiligenstein, au Nord de Barr, les propriétaires de ruches se plaignent que cela fait neuf ans qu’ils ne produisent plus rien. Le village de Mackenheim, à l’Est de Sélestat, note une explication un peu plus rationnelle. « On ne peut pas fixer la quantité de miel de chaque ruche, vu que nos bourgeois ne connaissent pas trop bien la manière de conserver les abeilles. »

En 1848, le docteur Dzierzon met au point, en Silésie, une véritable révolution apicole en créant le principe de la ruche à cadres mobiles. En fait, il adapte vraisemblablement un modèle d’origine russe, la ruche de Prokopovich, lui-même issu de plusieurs siècles de diverses améliorations. Le pasteur silésien améliore les ruches locales en inventant le support mobile. Le baron de Berlepsch prolonge ce support de deux barres verticales, ajoute une barre transversale et met ainsi au point, en 1853 et en Europe (Thuringe), le véritable cadre mobile. En Amérique (Etats-Unis, Massachusetts), le révérend Langstroth découvre également ce principe vers 1852. La même découverte surgit au même moment en deux endroits différents sans que les deux protagonistes ont conscience des travaux de l’un l’autre.

Les premières ruches à cadres mobiles apparaissent en Alsace dans la vallée de Klingenthal vers 1856. L’industriel Christian Vormwald, après un voyage d’initiation apicole en Thuringe, propage les techniques de l’apiculture rationnelle par le biais de conférences et d’expositions. Ce premier mouvement apicole alsacien moderne s’éteint quelques années plus tard. Au début des années 1860, le pasteur Frédéric Bastian, établi dans la région de Wissembourg, s’intéresse à l’apiculture mobiliste. Il profite du voisinage du Palatinat, où se développe dès cette époque une société d’apiculture rationnelle, pour s’instruire des techniques apicoles modernes. Il s’abonne également au journal apicole d’Eichstätt (Eichstädter Bienenzeitung) dont les colonnes sont ouvertes à Dzierzon et à Berlepsch. A partir de 1865, il organise des réunions apicoles dans le jardin du presbytère protestant de Wissembourg.

Le mouvement apicole, qui rassemble à ses débuts une dizaine de curieux, gagne rapidement en ampleur. Bastian allie la pratique à la théorie et grâce à son enthousiasme et à ses qualités de vulgarisateur le mouvement gagne en force et en importance. Le 1er octobre 1868, une douzaine d’apiculteurs se réunissent dans le jardin du pasteur à Wissembourg et fondent la Société d’Apiculture d’Alsace (Der Elsässische Bienenzüchterverein). Même si cette forme de regroupement apicole est fréquente dans les pays germaniques rhénans, une société apicole à vocation régionale demeure rare en France. Dans ce pays, le mouvement apicole reste dominé par la Société centrale d’apiculture de Paris. La Société d’Apiculture d’Alsace se rapproche d’avantage des regroupements allemands (propagation des ruches à cadres mobiles, division de la société en sections) que du mouvement français (discrédit de l’apiculture rationnelle, conservation des méthodes fixistes [ruches en paille], regroupement centralisé).

En 1868, Bastian met au point son propre modèle de ruche appelée plus tard ruche Bastian (Bastianstock) ou ruche alsacienne (Elsässerstock). Ce modèle, dérivé des ruches Berlepsch et Dzierzon, subit de nombreuses améliorations et ses mesures se fixent en 1873. D’autres transformations modifient la ruche Bastian au cours de la période étudiée. Les premières sections d’apiculture alsaciennes voient le jour en 1869 (Strasbourg, Reichshoffen, Niederbronn). La guerre franco-allemande de 1870 déstabilise le jeune mouvement apicole alsacien, mais le rattachement de l’Alsace à l’Allemagne peut, dans le cas de l’apiculture, être considéré comme positif. La période 1871-1914 apparaît comme un « âge d’or » de l’apiculture alsacienne. La science apicole est « dans l’air du temps ». Les sections apicoles se multiplient et se rassemblent dès 1876 en fédérations départementales. Les conférences et les manifestations déplacent les foules. Les méthodes rationnelles se propagent de manière fulgurante grâce à l’action de grandes personnalités apicoles comme Jacques Dennler, Charles Zwilling, Albert de Dietrich et Edouard Thierry-Mieg. Ces véritables professeurs ambulants (Wanderlehrer) parcourent l’Alsace du Nord au Sud pour propager les bonnes paroles apicoles. D’abord uniquement centrée sur le Bas-Rhin, la Société d’Apiculture d’Alsace s’ouvre au Haut-Rhin en 1873 et à la Moselle en 1878. Le regroupement devient la Société d’Apiculture d’Alsace-Lorraine (Der Elsass-Lothringische Bienenzüchterverein).

La société apicole alsacienne édite un journal intitulé Der Elsässische Bienenzüchter (L’Apiculteur Alsacien) dès 1873 puis Der Elsass-Lothringische Bienenzüchter (L’Apiculteur Alsacien-Lorrain) dès 1878. Bilingue (allemand-français) à partir de 1875, la revue devient un journal apicole de première qualité lu en France et dans l’Empire allemand. Les ouvrages de la société apicole, à la pointe de la technique apicole de l’époque, sont lus à travers la France et dans tout l’Empire allemand.

La Première Guerre mondiale marque la fin de cette période bénie en ce qui concerne l’apiculture alsacienne. L’association, reconduite sous le nom de Société d’Apiculture d’Alsace et de Lorraine, devient le premier mouvement apicole français en nombre d’adhérents. Malgré cette position, un certain malaise se développe dès les années 1920. L’enthousiasme des grands apiculteurs de la fin du XIXe siècle disparaît avec leur mort. Les expositions apicoles ne font plus recette et la crise des années 1930 se traduit par une mévente du miel alsacien. En 1926, la société d’apiculture fonde à Rouffach un Laboratoire des recherches et expérimentations apicoles. D’abord sous le contrôle des professeurs Diezinger et Juge, ce laboratoire revient en 1929 à Auguste Baldensperger et, déplacé à Guebwiller, devient le Centre de recherches apicoles. Spécialisé dans la recherche de maladies apicoles, ce laboratoire se heurte à un phénomène nouveau des années d’entre-deux-guerres. L’empoisonnement des abeilles dû aux insecticides agricoles se généralise. Les pulvérisations à base de produits contenant de l’arsenic deviennent courantes à partir de 1929 et le D.D.T. commence ses ravages dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

La Seconde Guerre mondiale constitue une parenthèse dans l’histoire de l’apiculture alsacienne. Le regroupement apicole, intégré dans la politique apicole nazie, connaît une certaine forme de soutien de la part des autorités allemandes. Même si les services proposés peuvent paraître séduisants, très peu d’apiculteurs alsaciens intègrent les demandes nazies. Malgré cette forme de résistance, l’attitude de certaines personnalités apicoles et le fait que le soutien nazi en matière d’apiculture est réel, la Société d’Apiculture d’Alsace et de Lorraine n’est plus ressuscitée après le conflit. Les apiculteurs se réfugient dans le cadre des fédérations départementales. Après de nombreuses tentatives de regroupements avortées, le mouvement apicole se joint au regroupement arboricole en 1952 grâce à l’action de Georges Kuntz et d’Auguste Baldensperger. L’Union des Fédérations apicoles et arboricoles d’Alsace et de Moselle voit le jour. Le regroupement apicole alsacien, malgré certaines difficultés d’entente, se maintient de manière active jusqu’à aujourd’hui.

Que représente l’apiculture aujourd’hui en Alsace ? La région dénombre, en 2001, 3290 apiculteurs se répartissant 35380 ruches (Bas-Rhin : 1720 apiculteurs, 18200 ruches ; Haut-Rhin : 1570 apiculteurs, 17180 ruches). En 1907, cette même région renferme 9931 apiculteurs et 51014 ruches. En moins de cent ans, le nombre de propriétaires de ruches a été divisé par trois et le nombre de colonies d’abeilles par 1,5. Les apiculteurs se répartissent en 51 syndicats apicoles (Bas-Rhin : 28 syndicats ; Haut-Rhin : 23 syndicats). Ces regroupements adhèrent chacun à une Fédération apicole départementale.

L’apiculture alsacienne connaît des difficultés qui paraissent actuellement insurmontables. La moyenne d’âge des apiculteurs ne cesse de s’élever. Elle atteint un niveau critique (entre 65 ans et 70 ans) et les effectifs ne se renouvellent plus (entre 3% et 4% de pertes par an). L’apiculture alsacienne traverse une période de crise. « Les traitements employés par l’agriculture moderne, la mutation profonde de l’environnement dans les campagnes et les périphéries des villes limitant de plus en plus les emplacements pour exercer la pratique apicole, sans compter l’importation massive de miel, pour la plupart de mauvaise qualité, à des prix en dessous des frais de production en Europe expliquent, parmi d’autres causes sérieuses, le déclin de cette activité. Les apiculteurs, pour la plupart pluriactifs, trouvent rarement des successeurs au moment de leur départ à la retraite ». Ce phénomène ne se rencontre pas uniquement en Alsace. La France et les autres pays membres de l’Union européenne connaissent la même crise apicole.

Pour remédier à cette chute d’effectifs, les Fédérations de syndicats apicoles organisent des « Journées de l’Apiculture » dans ce département. Elles ne peuvent pas être comparées aux expositions apicoles de la fin du XIXe siècle ni même à celles du début de XXe siècle. L’avenir de l’apiculture semble être incertain. La chute des effectifs, qui commence dès la fin de la Première Guerre mondiale, devient aujourd’hui critique. L’apiculture reste cependant la « poésie de l’agriculture » et la fin de cette pratique, considérée longtemps comme un phénomène magique, n’est pas encore pour demain.

Stéphane Martz

[P.S. : Les références bibliographiques sont trop nombreuses pour figurer dans cet article. Pour plus de renseignements, veuillez me contacter]