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La forêt
Par Paul Schweitzer
Août 1669 : Sous l’impulsion de son Contrôleur Général des finances COLBERT, Louis XIV qui règne depuis 1643 édicte une grande ordonnance sur les eaux et forêts. Il s’agit de sauvegarder et d’exploiter rationnellement les futaies royales, avec l’idée de disposer de grandes quantités de bois pour la marine. Encore aujourd’hui, la France possède un patrimoine forestier extrêmement important, hérité de cette volonté politique d’alors… Merci COLBERT, car, outre son importance écologique et économique, les écosystèmes forestiers sont également une richesse de premier ordre pour l’apiculture. Espérons que la République et nos dirigeants d’aujourd’hui soient aussi perspicaces et aussi prévoyants dans leur choix.
La forêt est très souvent le stade ultime des peuplements de végétaux. On parle de stade climax. La nature de cette évolution est sous la dépendance étroite du climat, des sols et de facteurs anthropiques. Il existe une zonation de la forêt en latitude et en longitude. De part le monde, on recense différents types de formations forestières.
En zones subarctiques et en haute montagne :
La forêt de conifères (type taïga) : elle n’existe que dans l’hémisphère nord en raison de l’absence de masse continentale à l’extrême sud de l’hémisphère austral (1). Elle est limitée par la toundra. On retrouve une forêt du même type en haute montagne (y compris en France). Ces forêts couvrent 1/3 de la surface forestière mondiale. Elles sont remplacées très localement par des forêts boréales de feuillus (surtout bouleaux).
En zones tempérées :
Les forêts caducifoliées ou mixtes (conifères et feuillus) : Ce sont les hêtraies plus ou moins combinées aux chênes, au charme et à d’autres essences telles celles que l’on peut trouver en France. Dans les zones très exposées aux vents d’ouest dominants (dans les 2 hémisphères), ces forêts sont remplacées par des forêts mixtes de feuillus et de conifères. Sous certaines conditions (très forte humidité), elles peuvent être d’une luxuriance exceptionnelle comme la forêt tempérée humide de l’ “Olympic National Park” dans l’État de Washington aux Etats-Unis.
En zones subtropicales :
Sur les façades occidentales des continents, la forêt de feuillus à bois dur type “forêt méditerranéenne” (chêne vert). Présente surtout autour du Bassin méditerranéen, elle existe de façon plus marginale en Californie, au Centre du Chili, en Afrique du Sud et au Sud de l’Australie. Sur la façade orientale des continents, le forêt “méditerranéenne” est remplacée par une forêt beaucoup plus humide, particulièrement en Asie en raison des pluies de la mousson d’été (absence de période sèche).
En zones tropicales et intertropicales, 3 types forestiers selon l’humidité :
- Forêts tropicales sèches : arbres espacés mêlés à des graminées. Les arbres sont souvent des acacias (les vrais – pas le robinier) ;
- Forêts caducifoliées humides et forêts de mousson caducifoliées : les arbres perdent leurs feuilles ;
- Forêts ombrophiles tropicales semperviventes : forêts luxuriantes et toujours vertes. C’est en Amazonie que cette forêt est encore de nos jours le plus étendue. Ce type de forêt est malheureusement en voie de régression dans tous les continents. Elle n’existe plus que de façon parcellaire en Afrique.
Si son importance écologique est énorme (biodiversité, climat, stabilisation des sols, etc…), il faut tordre le cou à une idée reçue. Contrairement à ce qui est régulièrement écrit ou déclaré dans les médias, la forêt amazonienne n’est pas le “poumon vert de la planète”. En effet, toute forêt y compris les nôtres (et toute formation végétale), consomme du gaz carbonique et rejette de l’oxygène pour fabriquer des sucres dont la majorité devient de la cellulose. Tous les êtres vivants (végétaux et animaux) qui la peuplent consomment également de l’oxygène et rejettent du gaz carbonique pour récupérer l’énergie stockée dans les sucres. Quand une forêt est en équilibre (ce qui était le cas de la forêt amazonienne avant la déforestation), sa biomasse est stable et le bilan des deux opérations est nul. Par contre la déforestation se traduit par un bilan favorable pour le gaz carbonique. En résumé une forêt ne fixera majoritairement du gaz carbonique sous forme de cellulose que si sa biomasse augmente donc si elle est en croissance ou en extension.
La forêt française
Une image satellitaire de la France montre sa répartition très inégale avec un profond déséquilibre entre l’est et l’ouest. Le tableau ci-dessous nous donne les taux de boisement des différentes Régions françaises.
Faute d’unité géographique, de grandes disparités se rencontrent au sein même de certaines régions. Il existe également de grandes différences dans la nature des peuplements entre le nord et le sud de la France. Ainsi la Région PACA se retrouve en 4ème position, mais y sont comptabilisées comme forêts les formations arbustives de type garrigue ou maquis. Lorsqu’on se déplace en France en allant par exemple de la Lorraine à la Méditerranée, l’évolution de la forêt est évidente et l’on passe progressivement de la hêtraie-chênaie (chêne sessile et chêne pédonculé, charme, érables, tilleuls, ormes, merisiers, sorbiers…), à là chênaie – charmaie de chêne sessile en Bourgogne, puis à la chênaie à chênes pubescents pour terminer à la chênaie de chênes verts typique de la forêt méditerranéenne. Bien sûr l’exploitation forestière et les enrésinements avec différentes essences modifient ce schéma idéal. En montagne, l’étagement varie avec l’exposition et la latitude mais généralement on passe progressivement d’une chênaie à une hêtraie puis à une hêtraie sapinière suivie par d’autres résineux (épicéas, pins, mélèze…) selon la situation pour se terminer avec des pelouses… À l’ouest, la forêt des Landes qui résulte d’un boisement en pins maritimes effectué au XIXème siècle était initialement le domaine du chêne pédonculé. À l’extrême sud est, entre Nice et Menton, dans la forêt de chêne vert, apparaissent des espèces que l’on retrouve plutôt en Afrique du Nord comme le caroubier et l’euphorbe arborescente…
D’extraordinaires ressources pour les abeilles…
La biodiversité de la forêt est grande et de très nombreuses espèces végétales sont visitées par les abeilles pour du nectar, du pollen ou du miellat. Les analyses polliniques des miels effectuées au laboratoire depuis 25 ans montrent nettement toute cette importance. Dans le cadre d’un tel article il est naturellement impossible d’en dresser une liste exhaustive. À tout seigneur, tout honneur, commençons par le roi de la forêt, celui dont les feuilles ornent les képis de nos généraux, le chêne. On devrait plutôt parler des chênes car il en existe plusieurs centaines d’espèces presque toutes dans l’hémisphère nord. Les chênes ne sont pas nectarifères, mais produisent par contre du pollen qui est récolté par les ouvrières. Ils sont souvent parasités par des cochenilles du genre Asterolecanium ou des pucerons (Lachnus roboris, Stomaphis quercus). Lachnus roboris est un des plus grands producteurs de miellat de chênes. Ces miellats sont à l’origine de miels bruns assez foncés. Ils constituent la part essentielle de beaucoup de nos miels de forêts. Ils se distinguent très nettement des miellats de résineux particulièrement dans le domaine des sucres.
Restons dans les miellats avec d’autres espèces forestières. Il faut dire qu’à l’exception de certains miels de résineux, on manque de données fondamentales pour différencier les miels de miellats entre eux (la palynologie est dans ces cas là de peu d’intérêts) et il n’est pas toujours évident d’attribuer un miel de miellat à telle ou telle espèce végétale. Le hêtre qui ne se rencontre que dans l’hémisphère nord (2) a également ses parasites, le plus spécifique étant Phyllaphis fagi présent aussi en Amérique du Nord. Le pollen de hêtre se retrouve quelquefois dans les ruches.
Les résineux fournissent des miels de miellat à haute valeur commerciale. Leur pollen n’est que très exceptionnellement récolté par les abeilles. Les parasites les plus fréquents sont des pucerons du genre Cinara : C. pectinata sur le sapin, C. pinea sur le pin, C. cembrae sur le pin cembro, C. pini sur le pin sylvestre, C. cedri sur le Cèdre. Les populations de ces espèces sont contrôlées par les fourmis. Les Cinara ne sont cependant pas les seuls parasites des résineux : Schizolachnus est présent sur les pins de toute l’Europe et Elatobium abietinum sur certains épicéas lesquels peuvent également héberger des cochenilles de l’espèce Physokermes piceae qui produit des quantités énormes de miellats récoltés par les abeilles. En région méditerranéenne, beaucoup de producteurs de miellat appartiennent à la famille des Cercopides plus connus sous le nom de cicadelles dont certaines ont été introduites (Metcalfa pruinosa).
Des espèces connues comme nectarifères peuvent également être parasitées et à l’origine de miellats : les érables, les tilleuls, les châtaigniers sont les plus communes. La liste des plantes nectarifères est longue. Deux feuillus introduits nous semblent maintenant faire parti de notre patrimoine forestier depuis toujours : le châtaignier et le robinier faux acacia. Parmi les arbres, outre ceux déjà cités précédemment, il ne faut pas oublier certaines rosacées sauvages particulièrement les merisiers, les sorbiers…
Mais la forêt nectarifère c’est également des espèces arbustives comme les ronces, genre “rubus” regroupant les framboisiers et les ronces. La longueur de la floraison de ces dernières fait que celles-ci sont probablement une des ressources nectarifères et pollenifères les plus importantes de France ou une plante trop méconnue comme la bourdaine à l’origine d’un excellent miel surtout produit dans l’ouest. Les espèces herbacées les plus intéressantes sont les espèces pionnières. Ces espèces de lumières colonisent la forêt après les coupes, en attendant que les arbustes et arbres les privent à nouveau de lumière et les fassent disparaître temporairement : les plus connues sont les épilobes, mais les séneçons, les millepertuis, les digitales et les linaires sont également recherchés par les abeilles. Il ne faut pas non plus oublier les bruyères (genre erica et calluna) ainsi que d’autres éricacées, rhododendron en montagne et arbousier dans la forêt méditerranéenne.
Comme tous les êtres vivants, pour son équilibre, l’abeille a besoin d’une nourriture riche et variée. La politique agricole avec les grandes monocultures et les traitements qui leur sont associés, les remembrements ne lui permettent pas toujours de trouver cette diversité. Le miel lui apporte l’énergie. C’est dans le pollen qu’elle doit trouver tous les autres aliments : protéines, lipides, vitamines, oligo-éléments… Elle en besoin pour elle-même – les enzymes sont des protéines – et pour le développement de ses larves… Elle ne peut trouver un équilibre que dans une nourriture diversifiée. Pauvres abeilles qui ne peuvent se mettre sous la langue que du nectar de tournesol ou du pollen de maïs quelquefois “ à la sauce imidaclopride ou fipronil ”. Hormis ces problèmes d’intoxications, deux périodes sont plus critiques dans la vie de la colonie : le printemps et la fin de l’été. Le printemps parce que c’est l’époque de la relève : des cohortes de jeunes abeilles doivent prendre la place des dernières survivantes de l’hiver et être en nombre pour assurer les premières grandes récoltes de printemps. Les saules qui sont nectarifères et pollenifères et qui ont une floraison étalée fournissent “ le coup de pouce ” au bon moment, avant la floraison des premières rosacées (genre prunus). La fin de l’été et le début de l’automne sont critiques parce que c’est à ce moment que vont naître les “ abeilles d’hiver ”. Elles vivent plus longtemps, non pas parce qu’elles travaillent moins, mais parce qu’elle sont “programmées” pour vivre plus longtemps. Elles ont la lourde tâche de tenir jusqu’au printemps pour assurer la survie de la colonie. Là aussi, une plante forestière est là au bon moment : le lierre. Sa floraison tardive assure d’intéressantes ressources au moment où les autres tarissent et se font rares.
La force de la marine française ne dépend plus de la forêt, c’est pour son intérêt propre et pour sa richesse intrinsèque qu’elle doit être préservée. La survie de l’humanité dépend de celle-ci. Certes la forêt équatoriale n’est pas le poumon vert de la planète, mais existe en son sein un patrimoine inestimable que l’on se doit de protéger. Selon Einstein, l’humanité ne survivrait pas à la disparition de l’abeille, mais cette dernière ne survivrait probablement pas à la disparition de la forêt et c’est de l’humanité que dépend la survie de cette dernière.
La boucle est donc “ bouclée ” et notre responsabilité est d’autant plus engagée que les écosystèmes forestiers souffriront énormément du réchauffement planétaire annoncé. Il en va de notre survie...
Paul Schweitzer
Laboratoire d’analyses et d’écologie apicole
© CETAM-Lorraine 2004
(1) À l’exception de l’Antarctique mais qui est dépourvu de végétation.
(2) Le genre Fagus est remplacé au l’hémisphère sud par le genre Nothofagus.