Avec l'aimable autorisation de la revue

Abeilles et Fleurs

adamFrère Adam 
       I'm only helping Nature - Je ne fais qu'aider la Nature
Article de Gilles RATIA paru dans la revue Abeilles & Fleurs n°402 d'Avril 1991
RAPPEL : cet article date de 1991 et le frère Adam est hélas mort depuis...

Il y a quatre ans à Colmar, devant une assemblée d'apiculteurs attentifs, un certain Monsieur Kehrle tenait des propos particulièrement darwiniens : "La Nature soutient encore aujourd'hui nos efforts d'élevages de la manière essentielle suivante : les mauvaises années et les mauvaises récoltes mettent en évidence de considérables manquements et inconvénients qui ne se manifesteraient pas si les conditions d'environnement étaient favorables. En même temps, elle nous signale les individus les plus capables de survivre, les plus productifs et les plus dignes d'élevage". Cet homme s'est attaché, pendant des lustres (quatorze pour être plus précis), à accélérer et amplifier ce phénomène pour une espèce animale qui nous concerne tout particulièrement : les abeilles. Si l'on précise en plus qu'il vit dans une abbaye en Angleterre, on devinera tout de suite son autre identité, plus connue du public : le célèbre Frère Adam.

adam abbaye
Abbaye de Buckfast

Dans la pure tradition des ecclésiastiques apiculteurs de grandes renommées tels Langstroth, Voirnot, Dzierzon, etc ... et celles des moines tels Mendel, lequel fait partie des grandes références pour le Frère Adam, ce dernier dévoua sa vie à l'amélioration "génétique" du cheptel apicole que lui confia son prédécesseur, le Frère Columban. Il a su si bien s'affranchir de cette tâche, que sa petite abeille "patchwork", acquit en même temps que lui une notoriété mondiale. A tel point que l'Abbaye de Buckfast est maintenant surnommée, avec justesse, le "Vatican de l'apiculture" (lire à ce propos l'excellent article d'Hervé Delilia "Frère Adam en quête de l'abeille parfaite" paru dans le magazine "Ça m'intéresse").

Moinillon bénédictin expatrié d'Allemagne à l'âge de onze ans pour la restauration de l'abbaye fondée neuf siècles auparavant, le Frère Adam s'est vu accorder la responsabilité du rucher quelques années plus tard. Autodidacte et passionné, il eut très vite l'épreuve du feu. Un grave fléau anéantissa quasiment le cheptel britannique durant la première guerre mondiale : l'acariose (surnommée maladie de l'Ile de Wight) sema la désolation dans les ruchers. Son grand sens de l'observation l'amena à se pencher avec intérêt sur une des rares colonies survivantes à Buckfast. Cette dernière avait à sa tête une reine italienne importée (Apis mellifica ligustica), fécondée par des mâles noirs locaux et semblait étonnement tolérante à Acarapis woodi. Il la multiplia. Sa grande œuvre de sélection venait de commencer. Persévérance et "foi" dans le bel ouvrage, avec en corollaire une philosophie toute tournée vers la valeur de l'exemple et le bien être d'autrui, conduisirent le Frère Adam à devenir l'un des apiculteurs les plus célèbres de la planète. Si illustre même que son nom fut donné à l'abeille de l'île de Crêtes : Apis mellifica adami.

Afin de parfaire le portrait de cet homme, il est nécessaire de vous dire deux mots sur ses talents de voyageur-explorateur. Pour assurer un enrichissement et une sélection tout azimut de sa première souche Buckfast, le Frère se lança dans des combinaisons de différentes races suivies de lentes et difficiles stabilisations. Afin de choisir lui mêmes les lignées à tester, il décida d'aller tout bonnement sur place les chercher. Les services de quarantaine animale britanniques devaient sans doute être plus coulants qu'à l'heure actuelle. A partir de 1950, il parcourut un grand nombre de pays dont pêle-mêle : France, Suisse, Autriche, Italie, Sicile, Allemagne, Algérie, Israël, Jordanie, Syrie, Liban, Chypre, Grèce, Yougoslavie, Turquie, Espagne, Portugal, Maroc, Egypte, Libye, Kenya et quelques îles comme la Sicile, Athos, Crète ! Mieux que quiconque, il sait ainsi vous décrire les différents tempéraments des avettes méditerranéennes : Apis mellifica major mange trop en hiver, Apis mellifica anatolia est très économe, Apis mellifica sahariensis est capable du meilleur comme du pire, etc ...

Il est un fait évident que les races subtropicales ont beaucoup attiré le frère Adam. N'a t-il pas déclaré dans une de ses conférences : "En réalité, les races d'Afrique sont une mine de découvertes contenant d'incommensurables possibilités" ? En allant prospecter dans ces lieux éloignés, il a procédé à un parfait œcuménisme apicole élargi aux aires musulmanes et animistes ! Son dernier grand voyage le conduisit sur les pentes du Kilimandjaro au Kenya, l'aire d'Apis mellifica monticula. A ce propos Adam est particulièrement ironique au sujet de la crédibilité des expéditions précédemment menées en ces lieux par le professeur allemand Friedrich Ruttner. Ce dernier, fatigué physiquement, n'emprunta que quelques passages d'éléphants pour ses prospections biométriques. Son domaine de collecte en fut ainsi très restreint. Frère Adam le tient de ses guides qui eurent justement le scientifique allemand comme ancien client. Mais fuyons les commérages et concluons sur le chapitre des voyages.

Ayant eu la chance de ne pas avoir de charges familiales et professionnelles, le frère Adam eut tout loisir d'entreprendre aussi des tournées de vulgarisation à travers le monde. Et à 92 ans, il n'hésita pas une seconde pour se déplacer à Toulouse début février de cette année et "prêcher" la bonne parole devant 200 personnes invitées par le S.A.M. (Syndicat Apicole Méridional).

Mais pour se faire une idée plus précise du contexte dans lequel notre sélectionneur travaille, nous n'avons pas pu résister à la tentation d'aller faire un petit reportage sur place. Au premier contact, on ne peut s'empêcher de se remémorer la comparaison faite par Ron H. Brown, Président des apiculteurs du Devon : l'allure et la tête du frère Adam sont étrangement similaires à celles du commandant Jacques Cousteau. Avec son accent allemand saccadé et son teint parcheminé et ridé par l'âge, le Frère Adam nous accueillit avec beaucoup de gentillesse. Ses yeux paraissent malicieux et les pointes d'humour ne sont pas rares.

Il nous fit visiter son petit pavillon d'élevage situé dans un sympathique jardin à l'anglaise. C'est dans ce local que la "crème" des ruches souches est gardée pour les opérations de greffage. Les colonies sont confinées dans des nuclei. Avantages : ponte restreinte ==> meilleurs œufs ==> meilleures larves ==> reines vierges de qualité.

Du côté de la miellerie, notre regard reste étonné par plusieurs points. D'abord, le bac servant à préparer le sirop est peu commun. Fait de maçonnerie et entièrement carrelé, il ressemble d'avantage à un recoin d'hammam qu'à autre chose. Il ne manque plus que la vapeur... En tout cas, cette installation semble efficace et facile à entretenir. Ensuite une imposante presse de 100 tonnes trône au beau milieu, on la verrait d'avantage dans un atelier de tôlerie que dans une miellerie.

Elle sert à l'extraction du miel de bruyère. Le frère Adam privilégie ce système à celui comprenant une picoteuse et un extracteur tangentiel. Cela fait beaucoup de cadres de hausses à reconstruire pour les abeilles chaque année. Pourquoi un tel choix ? Parce qu'il trouve le procédé plus rapide et aussi parce qu'ainsi il ne reste plus aucun résidu de miel de bruyère pour l'hivernage des colonies (et dans les corps, alors ?). Autre avantage : il peut vendre plus de cire, la rentabilité économique n'est surtout pas négligée. Bref, il aime la cire et cela on ne peut pas lui reprocher. L'extracteur est américain, date de l'entre-deux guerres et a été revu par le Frère.

Enfin nous tombons d'admiration devant les superbes maturateurs. La capacité totale de stockage est de 27 tonnes et chaque tank comprend un serpentin de réchauffage. C'était, à l'époque de sa création, certainement une des miellerie les plus modernes du monde.

Pour se rendre à Hexworthy, le rucher de fécondation, il faut parcourir une dizaine de kilomètres dans un labyrinthe de haies bocagères hautes et denses (se croiser, en voiture, n'est vraiment pas facile) et autant de kilomètres dans les landes de Dartmoor, lieu de parcours de poneys fort sympathiques. Au sommet des collines, se dressent d'étranges phénomènes géologiques rocheux, les Torr (du celte Tower = Tour). Situé à 400 mètres d'altitude et à 16 km de l'Abbaye à vol d'oiseau, le rucher de fécondation est relativement bien isolé en ce qui concerne les mâles étrangers.

Les ruchettes présentes sont à quatre compartiments. Les jeunes reines y passent l'hiver entier (critère supplémentaire de sélection sévère) et sont ensuite réparties aux quatre coins de la Terre. Ces reines sont réputées régner sur des colonies productives, douces, peu essaimeuses, tolérantes à l'acariose et peu propolisatrices. Beaucoup d'apiculteurs ne jurent que par elles. Bien sûr, une telle célébrité s'accompagne immanquablement de détracteurs.

Extraordinaire couveuse

Au chapitre des critiques, on peut citer : pas de biométrie, pas d'électrophorèse, pas de protocoles expérimentaux sévères intégrant la connaissance des loci des allèles sexuelles en cause, la croyance exagérée au rôle unique du faux-bourdon pour le caractère des colonies, etc ... Une partie des critiques faites par le petit monde des éleveurs professionnels trouvent leurs racines dans la différence d'environnement dans laquelle le frère Adam se situe par rapport à eux. Nous ne voulons pas parler du biotope de ses abeilles mais de son propre biotope... si nous pouvons nous exprimer ainsi. En tant que moine, bien qu'il doive respecter les contraintes économiques (les Bénédictins sont réputés pour être de très bons gestionnaires), il possède quelque chose qui est une denrée très rare dans la profession : le TEMPS ... Cela fait toute la différence. Et les critiques formulées par le monde scientifique négligent souvent cette composante. Certes se référer à Mendel et Darwin semble un peu vieillot de la part de Brother Adam dans le courant de pensée du "Chaos Continu" (quoique ...), mais l'avantage du Temps compense cela. Quelle serait, à l'heure actuelle, à travers le monde, l'université qui pourrait se permettre d'envisager un programme de recherche sur soixante dix ans ? L'empirisme accumulé par notre ami est, et restera, inimitable pour un long moment sans doute par l'ensemble des acteurs du monde apicole.

A propos du "Chaos" évoqué au paragraphe précédent, entre le gradualisme phylétique et la théorie des équilibres ponctuels, la "survie des organismes les mieux adaptées" (formule plutôt dûe à Herbert Spencer qu'à Darwin) fait partie du grand principe de la sélection naturelle qui a favorisé toutes les bagarres et les abus d'interprétation par les épistémologues et les philosophes, voire certains politiciens fascistes. Le darwinisme semble être à l'heure actuelle de plus en plus une attitude réductionniste. A contrario, le hasard et la nécessité n'ont pas fini de faire parler d'eux, même dans le domaine apicole.

Néanmoins, une sélection sur moins d'un demi-millier de ruches dans seulement deux biotopes différents semble un peu léger pour en faire une abeille parfaite toutes latitudes, toutes végétations, tous types de management. Mais il faut le redire, elle reste appréciée par un grand nombre d'apiculteurs.

Aux U.S.A., les reines Buckfast sont principalement élevées par le plus grand professionnel en la matière : Weaver. 50 % de sa production (soit 100 000 sur 200 000 reines ! ) sont de cette race et une grande partie est produite aux îles Hawaï. Leur côte grimpe encore du fait de leur tolérance évidente à l'acariose, grave fléau dans cette contrée. Jusqu'à présent, seul l'envoi de spermes était autorisé, mais les américains, possédant maintenant varroa et la fameuse abeille africanisée, ont assoupli leur législation. Des reines Buckfast sont sorties à la première place d'une expérience très sérieuse d'évaluation avec d'autres races menée par l'Université du Minnesota. De ce fait un lot de quinze reines (commandées par le gouvernement, une référence ...) vient d'être importé et mis en quarantaine sur une île en Louisiane. Mais si l'on trouve de beaux contingents d'abeilles Buckfast en Amérique du Nord, l'Europe n'est pas en reste. Des exportations directes d'Angleterre ont eut lieu notamment vers le Luxembourg, la Norvège, la Hollande, la Suède, le Danemark, la Tchécoslovaquie et la Pologne. En fait, les pays scandinaves possèdent de grandes étendues d'éricacées (bruyères) et apprécient l'abeille Buckfast pour son adaptation à ce style de source nectarifère et surtout pour son activité de butinage par vent fort, pluie et températures basses, le soleil anglais brillant surtout par son absence. L'Israël utilise aussi cette race.

Un représentant est officiellement agréé par pays par le Frère Adam et possède une licence d'exploitation. Le nom" Buckfast" est d'ailleurs devenu une marque déposée (R). Un véritable tissu de connaisseurs et passionnés s'est établi autour de la planète et en novembre dernier une réunion internationale rassembla les responsables d'une dizaine de pays. Le plus gros du travail sur cette race s'effectue donc maintenant en dehors de l'Abbaye. Cette dernière continue à accueillir 500 000 visiteurs par an, dont une petite partie pour l'apiculture, et vends bon an mal an 15 tonnes de miel de bruyère.

Malgré son âge avancé, le Frère Adam poursuit inlassablement ses travaux, visite toujours aussi méticuleusement ses 350 ruches de production, désire intensifier les traits dominants déjà acquis de son abeille et s'orienter vers une sélection comprenant la composante "tolérance à varroa". Souhaitons-lui, et souhaitons-nous, que cela se concrétise.

Pour ceux qui veulent élever selon les concepts du frère Adam, sachez qu'il n'y pas de recette ou secret, tout tourne autour du bon sens. Si vous désirez en savoir en peu plus à ce sujet, voici la bibliographie nécessaire.

Du frère Adam :

  • " Ma méthode d'apiculture "
  • " A la recherche des meilleures races d'abeilles "
  • " Les croisements et l'apiculture de demain "

De Raymond Zimmer :

  • "L'abeille Buckfast en question(s)" fascicule de 150 pages, édité à compte d'auteur et abondamment illustré de dessins humoristiques de J.J. Zessel. Il est à l'heure actuelle épuisé et une deuxième édition ne saurait tarder. A l'étranger cet ouvrage a déjà été traduit en allemand et le sera bientôt en anglais, en hollandais et même en suédois !!

Et pour ceux qui ne veulent pas élever mais simplement doter leurs colonies de reines "métisses planétaires" résultant d'un effort de sélection de prés de soixante dix années, il existe en France une personne officiellement agréée qui officie dans la Vienne. Voici ses coordonnées : Dominique Froux, "La Guichardière", Route de Richelieu, 86100 Châtellerault, Téléphone : 49.93.02.44. Il reçoit annuellement quatre reines directement de l'Abbaye.

Un conseils aux débutants : utilisez de larges ruches (Dadant 12 cadres) et veillez attentivement au volant de nourriture de vos colonies.

Beaucoup d'autres articles ont traité le sujet "Adam". Parmi les meilleurs, figure celui paru dans la revue American Bee Journal en Mai 1988 (Vol 128, Numéro 5). Des courts-métrages télévisés ont aussi concouru à faire connaître la Buckfast. Celui passé par le magazine Montagne et réalisé par Pierre-Yves Moulin avec le concours d'Yvon Achard a fait découvrir aux téléspectateurs français quelques aspects de l'apiculture dans le Vercors, le Devonshire et dans les montagne suisses.

Frère Adam et Gilles Ratia (1991)

Adam, questionné sur son droit à intervenir sur la Nature, donna la réponse suivante: "La Nature ne recherche pas les performances, elle maintient seulement l'espèce locale en vie". En aidant la nature à satisfaire nos besoins, il n'estime pas offenser Dieu. Que pense-t-il alors de ce que nous réserve les prouesses du génie génétique ?

Gilles RATIA