Ces abeilles qui ne piquent pas !

Par Gilles Fert

meliponini 2 Retour de la collecte des essaims de melipones
au Nicaragua

Dans la famille des Meliponini, je voudrais l’abeille sans dard. On dénombre pas moins de 500 espèces d’abeilles qui ne piquent pas. Le rôle premier de ces abeilles est bien sûr la pollinisation, mais parmi cette grande famille quelques-unes produisent suffisamment de miel ce qui justifie leur élevage.

On observe trois familles d’insectes sociaux qui produisent du miel : les Apidae, les Bombidae et les Meliponidae. La première est bien sûr avec notre abeille domestique la plus connue. La seconde nous est de plus en plus familière, avec les bourdons. Ils sont élevés industriellement pour la pollinisation sous serres. La troisième famille est la plus méconnue mais très intéressante.

Les espèces qui font depuis toujours l’objet d’un élevage comparable à notre apiculture sont en Amérique les melipones, et dans une moindre mesure en Afrique les trigones. Dans la famille des Meliponini , les trois genres sont : Melipona (ne font pas de cellules royales) Trigona (font des cellules royales) et Lestrimelitta (ne possèdent pas de corbeilles à pollen aux pattes) (Schwartz). Les civilisations précolombiennes comme les Mayas pratiquaient déjà la « meliponiculture ». Des ruchers de plusieurs dizaines de ruches traditionnelles sont décrits par les premiers conquistadors espagnols au XVI ème siècle.

Dès 1549, l’évêque Diego de Landa, rapporte que la meliponiculture est une des principales activités agricole des Mayas.
L’abeille, symbole de la lumière solaire pour ces civilisations, est souvent représentée dans les nombreuses fresques d’Amérique centrale.

La reproduction de 90% des plantes de ces zones tropicales dépendent de ces insectes. Rappelons que la vanille dépend de la pollinisation d’une Trigona, seul insecte pouvant fécondé la célèbre orchidée.
Dans certaines régions, la tradition de l’écobuage et des cultures sur brûlis a malheureusement entraînée la disparition de plusieurs espèces.

Poterie Maya représentant le Dieu du miel « Ah Mucan Cab » (Musée de Mérida, Mexique)
Ces abeilles sans dard nichent parfois dans des trous de rongeurs désaffectés, se trouvant dans le sol, mais plus souvent dans les branches d’arbres creux. Elles n’emmagasinent pas le miel et le pollen dans des cellules comparables aux abeilles européennes, mais dans des pots de formes irrégulières fait d’un mélange de cire et de propolis appelé cérumen (photo 2).

Par contre le couvain est élevé dans des rayons composés de cellules le plus souvent exagonales (photo 3). Ces rayons également appelés « involucres » ont la particularité d’être horizontaux, sauf pour l’espèce africaine de trigone (dactylurina staudingeri) qui bâtit deux rayons verticaux. Une colonie forte peut bâtir jusqu’à une dizaine de rayons.

Les Meliponini dans la classification systématique

Présentes dans toute la zone tropicale et subtropicale de tous les continents sauf l’Europe, ces abeilles extrêmement sensibles au froid ne s’adaptent pas au climat tempéré. Avec pour objectif d’améliorer la pollinisation des cultures, quelques tentatives d’introduction de trigones et de melipones ont eu lieu en Californie et en Louisiane. L’acclimatation est laborieuse, et les meilleurs résultats de survie n’excèdent pas 4 à 5 ans même dans les zones les plus méridionales du pays.

Miel et pollen stockés dans
les pots fait d’un mélange de cire et de propolis

Actuellement, du Mexique jusqu’au Brésil, les abeilles sans dard le plus couramment élevées sont les melipones. On dénombre 66 espèces et sous espèces de melipones principalement regroupées au Mexique, Amérique-centrale et aux Antilles (Lutz et Cockerell). Suivant les espèces, la population varie de 500 à 80 000 individus. La couleur va du noir au gris clair en passant par le jaune. La taille varie de 2 mm pour les plus petites à 13,5 mm pour les plus grandes. Les melipones du Mexique et d’Amérique centrale (melipona beecheii) les plus connues et les plus exploitées, sont sensiblement de la même taille que les abeilles Européennes. Localement, on les nomme « abeilles maya » ou « abeilles royales » La reine est d’une taille nettement plus importante que les ouvrières (photo 4). Chaque colonie de melipones possède une seule reine en ponte, mais parmi la population de 4000 ouvrières, on compte jusqu’à 50 reines vierges qui cohabitent. Ces reines ainsi que les mâles, sont élevées dans des cellules identiques aux cellules d’ouvrières. L’originalité de ces abeilles vient du fait que toutes les 3 à 7 naissances (suivant les espèces), naît une reine.

Couvain horizontal de melipone

Reine de melipone sur son couvain

Les études se rapportant à ces abeilles sans dard ont mis en évidence qu’elles ne produisent pas de gelée royale, et que les reines sont déterminées au moment de la ponte. Le vol de fécondation a lieu à l’extérieur du nid. La reine peut vivre jusqu’à 5 ans.

Dans la province du Kerala en Inde, se sont les trigones (Trigona Iridipennis) que l’on exploite. Trigona venant de la forme triangulaire de l’abdomen. Elles sont conduites dans des petites ruches en bambou, d’un volume de 1,5 l environ. La production reste assez faible avec un maximum de 300 ml/an.

Un miel plus parfumé
Le miel récolté à partir de l’espèce melipone a une composition différente du miel produit par l’abeille européenne située sur la même zone de production (tableau N°.1). Son pourcentage élevé en eau (de 27% à 34%) nécessite sa conservation au réfrigérateur afin d’éviter la fermentation. Sa qualité gustative n'en est nullement altérée, bien au contraire. Plus parfumé que le miel d’abeilles européennes il est également plus apprécié en médecine naturelle. Dans la pharmacopée précolombienne, le miel de melipone « qui a un goût de ciel » rentrait souvent dans la composition des préparations.

Nid de trigone dans une ruche verticale

Entrée de la ruche réduite par un tube de cerumen 

Miel de Melipones

Miel d’abeilles européennes

composition

eau

34,68

17,7

lévulose

30,22

40,50

glucose

28,28

34,02

saccharose

0,12

<![if !mso]><![endif]>1,90

dextrine

6,34

1,51

cendres minérales

0,05

0,18

Tableau N°1 : Comparaison physico-chimique entre les deux types de miel
(Patricia Vit Olivier)

La récolte
Elle a lieu une ou deux fois par an, après la période des pluies.

La méthode de récolte la plus primitive consiste à agrandir l’entrée de la cavité puis de sortir l’ensemble du nid. Dans la plupart des cas, cette opération brutale entraîne la mort des abeilles. Malheureusement, cette meliponiculture de cueillette se pratique encore dans certaines zones d’Amérique centrale.

Une méthode plus académique et déjà pratiquée par les civilisations précolombiennes, consiste à repérer un nid réfugié dans une branche creuse, puis on coupe la partie où se trouve le nid. Les extrémités sont hermétiquement bouchées, car si l’eau s’infiltre dans le nid, les abeilles désertent. Cette ruche vulgaire est ensuite placée près de l’habitation (photo 1). Deux fois par an, on extrait quelques litres de miel tout en épargnant le couvain et les abeilles.

Les melipones sont généralement conservées dans des ruches traditionnelles en bois, les trigones sont le plus souvent introduites dans des poteries aux formes variées, principalement au Yucatan.

Depuis les années 40, le pionnier de la meliponiculture moderne, le Dr. Nogueira-Neto a mis au point une ruche horizontale adaptée aux abeilles sans dard (schéma 2). Cette ruche qui porte le nom de son créateur permet un élevage plus rationnel. Elle se compose de deux compartiments, dont un est destiné au couvain et l’autre aux réserves de miel et pollen. Ce dernier compartiment est celui qui reçoit pendant quelques jours le nourrissage pour démarrer et stimuler la division faite par le meliponiculteur. La récolte se fait en prenant soin de bien séparer les pots contenant le pollen de ceux remplis de miel. Ce miel très liquide s’écoule facilement dans un récipient après avoir percé la pellicule de cérumen (photo 7). Les éleveurs brésiliens ont su adapter un modèle de ruche verticale à partir de la ruche « Portugal-Araujo ». Le couvain est placé dans la partie du bas, et les deux compartiments supérieurs sont destinés aux miel et pollen. Un trou traverse de part en part la ruche afin d’assurer une bonne ventilation.
 

Récolte du miel de melipone

Multiplication des colonies par division

Schéma n°2 : Ruche horizontale Nogueira-Neto

Transvasements ou divisions
Ces petites ruches permettent d’accueillir les colonies récoltées en forêt, ou mieux, les divisions faites à partir de ruches fortes déjà peuplées.

Dans tous les cas, on prend bien soin de ne pas y introduire des réserves de pollen. En effet, la principale difficulté rencontrée par les éleveurs d’abeilles sans dard est la petite mouche noire phoride (Pseudohypocera kerteszi E.). Ce parasite attiré par l’odeur du pollen pond jusqu’à 80 œufs dans la ruche, et les larves peuvent entraîner la destruction du nid. Il est prudent de laisser l’entrée de la ruche fermée pendant deux jours après toutes manipulations.

Différentes utilisations
Le miel des abeilles sans dard rentre dans la composition de plusieurs préparations.

Au Nicaragua, on l’utilise comme masque de beauté mélangé avec du lait en poudre. C’est également le miel de « jicote » qu’on préfère à tout autre pour sucrer les tisanes et augmenter ainsi leur pouvoir curatif. Au Venezuela, c’est le pollen que l’on mélange à de l’eau pour en faire une boisson rafraîchissante. A Cuba, il est appliqué sur les brûlures ainsi que sur les plaies pour faciliter la cicatrisation. Au brésil, on en met quelques gouttes dans les yeux pour guérir les conjonctivites. Au Mexique, on en donne aux mamans qui viennent d’accoucher. Au Paraguay, les indiens Guayakis utilisaient tout ce qu’ils pouvaient des abeilles sauvages. En plus du miel et du pollen dont ils faisaient une consommation importante, ils imperméabilisaient leurs récipients avec le cerumen.

La cire ou « cérumen »
Lorsque Cortes arriva au Mexique, il constata que le cérumen de melipone faisait l’objet d’un grand négoce sur le marché de Tenochtitlan (nom ancien de la ville de Mexico). Les Aztèques l’utilisaient en orfèvrerie. Aujourd’hui, le « cérumen » a plusieurs applications. A Cuba, on l’emploie en lithographie et il rentre dans la composition des encres. Dans certaines régions Catholiques, on en fait des bougies pour les grandes cérémonies.


L’exemple Brésilien
Depuis une dizaine d’années, le gouvernement Brésilien encourage le développement de la meliponiculture. Aujourd’hui, les éleveurs du pays ont une longueur d’avance, en effet, certains ont abandonnés l’abeille africanisée pour se consacrer à ces abeilles qui ne piquent pas. Les espèces de melipones « domestiquées » sont M.scutellaris et M. Subnitida. Si la récolte de miel est modeste (de 2 à 5 l.), le prix est cinq fois plus élevé. Les méthodes d’élevage et de reproduction sont au point, ce qui évite les prélèvements dans la nature, on fait même des expéditions de nids par avion. Des essais prometteurs sur le rôle polinisateur des melipones se déroulent actuellement.

Perspectives
L’arrivée de l’abeille africanisée et du varroa en Amérique du Sud a changer les pratiques et conditions apicoles. Suite à l’africanisée, les ruches doivent être éloigner des habitations ce qui engendre des problèmes de vol. Quant au varroa, il reste possible de pratiquer l’apiculture sans le traiter, mais la récolte est parfois dix fois inférieure par rapport à une colonie traitée. Les traitements ont un coût élevé quand on peut s’en procurer. Par conséquent, depuis quelques années, l’élevage des abeilles sans dard connaît un renouveau dans plusieurs pays. Leur reproduction en ruche évite la destruction des essaims sauvages.

Ces abeilles ne nécessitent pas de traitement sanitaire particuliers, seulement une destruction manuelle de la petites mouche phoride. Elles se placent prés des habitations, on évite ainsi les nombreux problèmes de vol, auxquels sont confrontés les apiculteurs qui travaillent avec les abeilles européennes ou africanisées. Les ruches n’ont pas de dimensions très précises, et l’absence de cadres facilite leur fabrication qui reste particulièrement bon-marché. Le faible rendement en miel est compensé par un prix particulièrement élevé. Bref, cette forme de meliponiculture est accessible à tous, même aux enfants qui font ainsi leur premiers pas d’éleveurs d’insectes, en attendant de passer parfois à l’étape suivante : l’apiculture.

   Gilles Fert

Pour en savoir plus
Crane,E.1992. The past and present status of beekeeping with stinglee bees. Bee Wld 73: 29-42

Dario Espina Perez et Gonzalo S.Ordetx (1984), Apicultura Tropical. Editorial Tecnologia de Costa Rica.

Fert G. (2003) Apiculture au Nicaragua 

Maués ,M. ;Venturieri,G.C ;Souza,L &Nakamura,J ; (1996)a- Identificaçao e técnicas de creiaçao de polinizadores de espécies vegetais de importancia economica no Estado de Para.Embrap CPATU.Documentos.v.,305p.

Nogueira-Neto. (1953), A Criaçao de Abelhas Indigenas sem Ferrao. Sao Paulo : Editora Chacaras e quintais.

PROMABOS : www.bio.uu.nl/promabos/

Vit Olivier P. (1994). Los meliponicultores venezolanos. Vida Apicola N° 64, 26-33.

Schwarz, H. (1948). Stingless Bees (Meliponidae) of the Western Hemisphere. Bulletin of the American Museum of Natural History. Vol 90. New York USA

Weaver, N. Y Weaver, E.C. (1981). Beekeeping with the stingless bee Melipona beecheii by the Yucatan Maya. Bee World 62, 7-19.