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Bourdonnement autour du changement climatique par Rebecca Lindsey, de la NASA le 7 septembre 2007
Traduction Michel Gilles, avec l’aimable autorisation de son auteur
Si nous avions le temps, si nous savions écouter, la Nature pourrait nous raconter des milliers d’histoires au sujet de l’influence du changement climatique sur la vie terrestre. Chaque arbre, chaque insecte, chaque oiseau a quelque chose d’important à dire sur le sujet. De chaque forêt, de chaque île, chaque marécage, chaque océan viennent plus d’histoires qu’il n’y a de scientifiques pour les écouter. Il y a plusieurs années, un océanographe et apiculteur de loisir, Wayne Esaias a réalisé qu’il avait surpris l’une de ces histoires. La discussion sur le changement climatique venait de ses abeilles.
La plupart de ce que nous entendons sur les sciences – apporté par les livres scolaires ou les informations à la radio ou à la télé – ce sont des histoires dont la fin est déjà connue. La connaissance par elle-même peut être provisoire, mais les histoires que nous entendons sur les sciences sont souvent focalisées sur ce qui est fini : une expérience est terminée, les données sont rentrées, un résultat est connu.
W. Esaias enregistre le poids de ses ruches.
D’abord un hobby pour lui, l’apiculture est devenue scientifique. Il pense que la variation saisonnière du poids des ruches est un indicateur pertinent de l’impact du changement climatique sur la floraison des plantes.
Mais, lorsque vous êtes un scientifique, vous savez qu’entre le moment où vous vous posez la question du pourquoi et le moment où vous comprenez enfin, il peut s’être passé une longue période pendant laquelle l’importance de votre idée, votre capacité à réunir les données dont vous avez besoin pour la tester, et le résultat final de votre effort sont incertains. L’océanographe biologiste Wayne Esaias est passé par toutes ces phases de doute.
Pendant sa carrière de 25 ans à la NASA, il a étudié le mode de croissance des plantes dans les océans du globe et sa relation avec les modifications du climat et de l’écosystème, d’abord à partir de bateaux, puis d’avions et enfin de satellites. Mais, l’année dernière, il était préoccupé par ses ruches qui étaient d’abord un projet familial vers 1990 quand son fils était chez les Scouts. D’après ses abeilles, de grands changements sont en cours dans les forêts du Maryland. L’évènement le plus important dans la vie des plantes à fleurs et de leurs pollinisateurs, leur floraison, se produit beaucoup plus tôt que par le passé.
Cette découverte a amené Esaias à réorienter complètement sa carrière « océano-centrique ». Il essaie maintenant de rassembler support financier et enthousiasme scientifique pour développer un réseau national d’apiculteurs dont les observations des ruches peuvent fournir aux scientifiques la preuve directe de l’impact du changement climatique sur les plantes à fleurs et leurs pollinisateurs. L’information pourrait servir à affiner les prévisions de productivité de l’agriculture et des écosystèmes naturels, aider à prédire l’extension des espèces invasives et fournir un maillon manquant tangible entre les indicateurs du déroulement des saisons obtenus par les satellites et la réalité.
Les populations des ruches d’Esaias commencent à butiner plus tôt en saison qu’au début des années 1960.
Dans le Maryland, les arbres à fleurs représentent la plus importante source de nectar pour les abeilles. Le changement des périodes de miellées montre que le changement climatique affecte la floraison des arbres.
Est-ce que nous pourrons y arriver ? C’est loin d’être garanti. Ça veut dire avoir la volonté d’accepter les challenges et les risques de s’aventurer en dehors de sa spécialité – ne pas arriver à trouver les fonds, avoir des critiques de ses collègues, ou découvrir que le réseau des ruches n’est pas la mine d’or d’informations écologiques attendue – juste pour montrer à quel point il pense que l’histoire des abeilles est importante.
L’histoire des abeilles
Les Européens ont importé les abeilles mellifères en même temps que la plupart de nos plantes vivrières lorsqu’ils sont venus en Amérique il y a plus de 400 ans. Pollinisateurs généralistes qui peuvent se nourrir de pratiquement toutes les plantes à fleurs, les abeilles savent s’adapter. Beaucoup ont échappé à leurs propriétaires et ont élu résidence dans les forêts à travers le pays. On n’a pas démontré si les importations ont été une bonne ou une mauvaise chose pour les plantes et les pollinisateurs indigènes, mais, lorsque l’on parle de la productivité de l’agriculture américaine, on est presque toujours en dessous de la vérité quand il s’agit de notre dépendance des abeilles.
L’agriculture dépend de la gestion des abeilles non seulement parce que certaines récoltes, comme les 700 000 acres (1 acre = 0,407 hectare) d’amandiers en Californie, ne peuvent être pollinisées que par les abeilles, mais aussi parce que notre système d’agriculture industrielle demande qu’une quantité énorme de pollinisateurs soit disponible pendant une période très courte, parfois quelques jours seulement.
« Lorsque vous êtes dans la grande culture, vous pouvez avoir des centaines d’acres de concombres par exemple, le tout, dans un souci d’efficacité, étant géré pour fleurir au même moment pour être récolté en même temps », explique Esaias. Ce genre d’uniformité n’est pas naturel pour les pollinisateurs indigènes qui ont besoin d’une nourriture diversifiée et tout au long de la saison.
Les scientifiques ont montré que dans les fermes qui sont entourées d’une végétation naturelle adéquate, les pollinisateurs locaux seuls sont en mesure de polliniser même les espèces à « forte demande » comme les pastèques. Toutefois, dans les fermes plus conventionnelles, la végétation naturelle est rare et l’utilisation d’insecticides à large spectre est trop courante pour qu’une population locale de pollinisateurs diversifiée trouve sa place en quantité suffisante pour les cultures. « Le seul moyen qu’ont les agriculteurs pour assurer la pollinisation est de faire venir des colonies d’abeilles, 1 ou 2 colonies par acre, et de les mettre dans le champ », dit Esaias.
Un peu de travail de pollinisation de pastèque dans le courant de l’été n’est pas suffisant pour une ruche. Du printemps jusqu’à l’automne, les ouvrières butinent de l’aurore jusqu’au crépuscule à des distances pouvant aller jusqu’à 5 km de leur ruche, ramenant pollen et nectar des plantes en fleurs. Elles transforment le nectar en miel, qui sert de nourriture à la colonie en hiver ou lorsque nectar et pollen sont rares. Alors que les abeilles stockent du miel, le poids de la ruche augmente. Dans le Maryland, les premières sources de nectar pour les abeilles sont les arbres à fleur, en particulier le tulip poplar [NDLR : Linodendron tulipifera de la famille des Magnoliacées], le black locust [NDLR : Robinia pseudoacacia = appelé communément acacia en France], basswood [NDLR : Tilia americana = une espèce de tilleul], et le Holly [NDLR : Ilex opaca = une espèce de houx].
Dans le Maryland, la production de miel augmente pendant quelques semaines du printemps lors de la floraison des arbres à fleurs
. Le poids des ruches augmente alors que les abeilles produisent le miel, puis ensuite diminue pendant l’été (graphe de R Simmon d’après les données de W. Esaias)
« Pendant la période du maximum de production de nectar, une bonne et forte colonie peut gagner 5 à 10 kg dans une journée », dit-il. « Dans le Maryland, il en va ainsi pendant quelques semaines à la fin du printemps, et ensuite, d’un coup, plus rien ». Pendant le reste de l’année, le poids des ruches diminue alors que les abeilles se nourrissent du pollen et du miel qu’elles ont stocké durant leurs 3 à 4 semaines de récolte frénétique. C’est en passant par ce yoyo annuel de variation de poids que les abeilles d’Esaias commencèrent à lui parler de changement climatique.
« Vers 1990, son fils était Scout », expliquait-il, « et le chef Scout vint un soir à une réunion où il déclara qu’il allait partir travailler dans un autre état. Il dit ‘j’ai un problème. J’ai 3 ruches, et j’ai besoin que quelqu’un les prenne. Qui les veut ?’ Et mon fils répondit : ‘nous les prenons. D’accord papa ?’ »
Lorsqu’ils allèrent prendre les ruches, le chef Scout montra une grosse balance rectangulaire du genre de celles utilisées par les vétérinaires pour peser vos animaux de compagnie. « Vous feriez bien de prendre cela avec, dit-il » se rappelle Esaias. « Bien sûr, à ce moment, je ne connaissais rien aux abeilles, je ne voyais donc pas vraiment son utilité, mais je la pris quand même ». Ce n’est qu’après avoir compulsé nombre de livres d’apiculture qu’il réalisa combien la balance était un outil important pour tenir un registre de la santé d’une colonie.
Le poids des ruches est un indicateur important de l’état sanitaire des ruches.
Il est un indicateur pour l’apiculteur du moment de la production de nectar dans le voisinage, de quand il y a besoin de nourrir ses abeilles et de quand il peut faire sa récolte. L’allure de la courbe des variations de poids varie d’un écosystème à un autre, mais les modifications de leur forme dans un lieu donné peuvent être le signe d’un changement climatique à long terme qui influe sur les plantes de la région
« En vous basant sur le poids de la ruche, vous pouvez dire si vous avez besoin de nourrir la colonie, lorsque la miellée arrive, quand poser les hausses, et quand récolter le miel » dit-il. Les soins aux abeilles et la vente du miel devinrent une activité familiale. Chacun prenait son tour pour peser la ruche.
Lui, le biologiste de terrain qui au fil de sa carrière aura passé de moins en moins de temps sur le terrain, et de plus en plus devant un ordinateur pour analyser des données satellites, il trouva un véritable exutoire dans la conduite de ses ruches.
« Pratiquement chaque soir du printemps et de l’été quelqu’un est sorti peser la ruche » dit-il. « Et je suppose que, justement parce que je suis un scientifique, j’ai commencé à en prendre note. Même depuis que mes enfants ont terminé leurs études, je continue à les tenir à jour. Un jour, juste par curiosité, j’ai décidé de toutes les porter sur un graphe. Et ce que j’ai remarqué c’est que, bien que des variations d’une année sur l’autre dues à des évènements climatiques soient bien visibles, il y avait une tendance à long terme remarquable, montrant que floraisons et miellées se produisent de plus en plus tôt dans l’année ».
« Une fois cette tendance remarquée, je me suis demandé si ce que je voyais dans mon jardin était comparable avec ce que d’autres personnes ont vu dans la même zone ? J’ai trouvé deux séries de données pour comparaison : une de 1922-1923 dans ce qui est maintenant le centre-ville de Chevy Chase, lorsqu’il y avait là un centre de recherche agricole de l’USDA [NDLR : USDA = Ministère de l’Agriculture US] ; une autre étude avec pesées de ruches a été faite par un chercheur de l’Université du Maryland. »
Pour comparer ses données avec les autres plus anciennes, il a dû faire un ajustement pour tenir compte de la différence d’altitude ; sa maison près de Clarksville est dans le piedmont du Maryland alors que les autres lieux étaient plus bas dans la plaine côtière. « Mais, une fois que j’ai fait les ajustements pour tenir compte des différences régionales dues à l’altitude » dit-il, « vous voyez cette incroyable précocité de la pleine floraison de presque un mois ».
Esaias a parcouru journaux et livres scientifiques pour trouver des observations qui pourraient corroborer l’histoire que ses abeilles lui racontaient au sujet du changement de période de floraison dans le Maryland. Il découvrit que pendant plusieurs décades, le botaniste Stan Shetler a gardé trace des dates de floraison des arbres dans et autour de Washington DC, basées sur les appels de résidents lorsque les arbres de leurs jardins – y compris les tulip poplar et les acacias, deux des plus nectarifères de l’état – étaient en fleurs. Ces données montraient une floraison précoce déjà en 1970.
Depuis les années 1970, des botanistes de Washington DC ont suivi les informations des premières floraisons chaque printemps. Les dates varient d’une année sur l’autre en fonction du temps, mais en moyenne, les floraisons sont plus précoces maintenant (graphe de R. Simmon d’après les données de Abu-Asab et al.).
« Les données de mes ruches ne remontent pas aussi loin. Elles commencent en 1992 », dit Esaias. « Mais ce qui est intéressant, c’est que, si j’extrapole la tendance de mes données vers les années antérieures, il semble que le changement dans ma région a débuté au milieu des années 1980, soit environ 15 ans plus tard que celui observé à Washington DC. Je me demande bien pourquoi ? »
Esaias pense que l’urbanisation est grandement responsable des changements intervenant dans la floraison. L’urbanisation pourrait expliquer pourquoi la floraison a été plus précoce à Washington DC que dans son jardin. L’urbanisation crée une île de chaleur, une zone où les températures de surface sont beaucoup plus élevées que dans la campagne environnante. Goudronnage, moins d’humidité du sol, pollution de l’air et chaleur générée par l’utilisation d’énergie contribuent à augmenter la température de la ville jusqu’à 6 °C au-dessus de celle des environs. Plus les villes grandissent, plus les îles de chaleur urbaines grandissent également. Comme les températures montent, le printemps vient plus tôt. L’apparition de feuilles et fleurs plus précocement a été observée dans de nombreuses villes du monde.
« Je suis loin de la ville, il a fallu 15 années pour que l’effet île de chaleur urbaine arrive jusqu’ici », conclut-il. Entre l’effet de l’urbanisation et celui des gaz à effet de serre, les températures vont continuer à augmenter dans les années futures ; l’accélération de la floraison telle que les abeilles d’Esaias l’ont documenté jusque-là ne marque peut-être pas la fin du changement.
Est-ce que les plantes et leurs pollinisateurs ne seront plus synchronisés ?
D’après Esaias, les changements ne sont pas seulement impressionnants, ils sont aussi inquiétants. La fertilité de la plupart des plantes à fleurs, y compris presque tous les arbres fruitiers et les légumes, dépend de la pollinisation par les animaux. Alors que le pollinisateur se déplace de fleur en fleur, pour le nectar – un attrait sucré à haute énergie – les plantes les saupoudrent de pollen, que les animaux transfèrent de fleur en fleur.
« Les plantes à fleurs et les pollinisateurs évoluent ensemble. La pollinisation est l’évènement clé de l’année pour la plante et pour le pollinisateur. C’est là que les pollinisateurs trouvent leur nourriture et c’est ce qui détermine si la plante va fructifier. Certaines espèces de pollinisateurs ont évolué avec une espèce de plante, et les deux espèces déterminent leurs cycles pour qu’ils coïncident, par exemple l’insecte sort de son état larvaire pour devenir adulte précisément au moment où le nectar commence à couler », dit Esaias.
Le souci, c’est que, bien souvent, nous ne savons pas vraiment quels sont les signaux environnementaux et génétiques que les plantes et les pollinisateurs utilisent pour gérer cette synchronisation. D’après l’écologiste David Inuye de l’Université du Maryland, certaines paires plante-pollinisateur semblent répondre dans certains endroits aux mêmes signaux et il est raisonnable de penser qu’ils vont réagir de la même façon aux changements climatiques. Mais d’autres paires utilisent des signaux différents, les pollinisateurs arrivent en réponse à la température de l’air par exemple, alors que la plante répond à la fonte de la neige. Les pollinisateurs migratoires, comme les colibris, sont particulièrement soumis à risque, puisque le changement climatique va certainement affecter les différentes latitudes de façon conséquente. Il n’y a pas de garantie que les milliers d’interactions plantes-pollinisateurs qui soutiennent la productivité de nos cultures et les écosystèmes naturels ne seront pas rompus par le changement climatique.
Pour trouver des exemples de désynchronisation des signaux environnementaux pour des évènements significatifs de cycle de la vie, Esaias fait remarquer qu’il n’est pas besoin de rechercher plus loin que ses abeilles. « Ce qui limite la croissance de mes abeilles au printemps, ce sont les nuits les plus froides parmi les nuits froides, car ce qui se passe dans les colonies, c’est qu’elles sont en grappe, et elles doivent maintenir la température de la reine et des larves à 35 °C. Pour ce faire, elles consomment beaucoup de miel et contractent leurs muscles pour générer de la chaleur ».
Lorsque la température extérieure est suffisamment élevée pour qu’elles puissent maintenir les 35 °C, la ponte s’étend autour de la grappe, et la grappe commence à se développer. Tant que les ouvrières peuvent maintenir la température du couvain à 35 °C, les œufs peuvent devenir des abeilles adultes en 3 semaines. Mais si une seule nuit fraîche intervient en mars, dit Esaias, le couvain situé en bordure et que les ouvrières ne peuvent maintenir à la bonne température meurt. La grappe diminue, et la colonie doit recommencer.
« Les arbres, de leur côté, peuvent ne pas ressentir ces basses températures de la même façon car leurs racines sont bien isolées », suggère Esaias. Le sol réchauffé par le soleil est plus lent à refroidir que l’air, ils peuvent donc ne pas ressentir les coups de froid de la même façon que la colonie d’abeilles. Par conséquent, la floraison peut se produire avant que la colonie ait élevé suffisamment d’ouvrières pour en tirer profit, ce qui signifie que la ruche va peiner pour stocker suffisamment de miel pour passer l’hiver suivant.
« Je ne suis pas en train de dire qu’ils sont définitivement différents », insiste Esaias, « je dis seulement qu’il y a de bonnes raisons de penser que leurs réponses au changement climatique ne seraient pas identiques. La vérité est que, pour des milliers d’espèces, nous ne connaissons pas les relations entre le temps et le climat, les pollinisateurs, et les plantes ».
Comme les cultures à elles seules ne peuvent pas subvenir aux besoins en pollen et nectar des colonies d’abeilles, le fait que les abeilles et les autres pollinisateurs puissent ne plus être synchronisés avec leurs plus importantes ressources naturelles est préoccupant pour Esaias. Un réseau national de ruches équipées de balances, pense Esaias, indiquerait quand les floraisons ont lieu et nous aiderait à mieux prédire comment plantes et pollinisateurs aussi bien en agriculture que dans l’écosystème naturel vont ou ne vont pas s’adapter au changement climatique dans le futur.
Peut-être la meilleure chose dans le concept global, d’après Esaias, c’est que cette aire de 1 à 5 km de rayon dans laquelle les ouvrières d’une ruche butinent est à la même échelle d’espace que beaucoup de modèles écologiques et de climat utilisent pour prédire la réponse des écosystèmes au changement climatique. Elle correspond également avec l’échelle spatiale des images satellites de la végétation collectées par les satellites de la NASA Terra et Aqua. Cette similitude d’échelle signifie que toutes ces différentes façons d’étudier les écosystèmes pourraient être intégrées dans une image plus sophistiquée de la réponse des plantes et du règne animal au changement climatique, et meilleure qu’aucun autre modèle ne pourrait la donner seul.
Esaias est particulièrement intéressé par la comparaison des données de la ruche à la carte « verdoyance » de données satellites de la végétation que les scientifiques utilisent de façon courante pour évaluer à distance la santé et la densité de la végétation sur le globe. Les scientifiques ont établi ce type de cartes durant des dizaines d’années, et ils les ont utilisées pour montrer comment le réchauffement de l’hémisphère Nord fait verdir la végétation plus vite au printemps actuellement que dans les années 1980. Ces cartes sont un excellent indicateur général des modifications saisonnières de la végétation, dit Esaias, mais, ces données seules ne vont rien vous donner de tangible en ce qui concerne le moment où les plantes fleurissent.
« Mais si nous comparons le moment de floraison indiqué par les ruches à celui des données satellites, peut-être découvrirons-nous alors quelques signaux corrélés ou modèles que nous n’avions pas remarqués auparavant », dit-il. « Si nous pouvons établir une relation entre les données de la ruche dans un écosystème particulier et les données satellites, alors, nous pourrions utiliser nos données globales satellites de Terra et Aqua pour donner les époques de floraison dans des écosystèmes équivalents. Nous pourrions faire des prévisions sur les productions de nectar et les espèces qui en dépendent dans les endroits où il n’y a pas de balance à ruches ».
Ces données de terrain des balances à ruche pourraient être utilisées aussi pour modéliser des écosystèmes. D’après Hang Shugart, un scientifique de l’Université de Virginie qui s’est spécialisé dans la modélisation de l’écosystème forestier, le déroulement des évènements saisonniers, comme l’apparition des feuilles et la floraison, sont en général liés au cumul de temps passé par la plante à une température supérieure à celle minimum pour sa croissance. C’est un phénomène biologique connu sous le nom de « growing degree days » (jours de température de croissance).
« Il se trouve que ce type d’approche par « somme de chaleur » est assez bon pour prévoir quand ces évènements saisonniers se produiront » dit Shugart. En général, une plante va développer ses feuilles ou ses fleurs après le nombre de « growing degree days » requis pour son espèce. « Qu’est-ce que cela signifie ? » dit-il. « Cela voudrait dire que le verdissement que les satellites peuvent observer est probablement aussi lié, pour la plupart des plantes, à leur époque de floraison, chose que les satellites ne peuvent pas voir. Les données des ruches seraient une idée merveilleuse pour vérifier ces relations », dit Shugart.
« A mon idée, les données d’un réseau de balances de ruches seraient un ajout essentiel aux modèles d’écosystèmes », conclut Esaias. Si nous voulons relier les modèles et les données satellites à quelque chose d’aussi tangible que la nourriture pour les hommes et les espèces sauvages, si nous voulons être capables de prédire où les milliers d’espèces qui occupent les écosystèmes d’aujourd’hui vont survivre dans le futur, nous avons besoin de suivre de près quand se produit cette interaction plante-pollinisateur.
« La meilleure », dit Esaias tout excité, « c’est que les observateurs dont nous avons besoin, ils sont déjà là ! Les abeilles collectent déjà ces données pour nous ». à peu près la moitié des environ 6 millions de colonies des états-Unis se trouvent dans des petites structures apicoles familiales. La vision d’Esaias est le développement d’un guide, un système de mémorisation automatique des données, et les ressources informatiques (ordinateur et réseau) du Goddard Space Flight Center (centre de vols spatiaux de Goddard) qu’il faudrait pour collecter et conserver les données. Idéalement, un enregistreur des données des ruches serait connecté à Internet de sorte que les poids des ruches des volontaires puissent apparaître sur un site Web hébergé à Goddard. Son objectif et d’atteindre un coût par kit inférieur à 200 US$ et ensuite d’obtenir que la NASA finance l’équipement d’un réseau de volontaires « honeybee Net » et enfin d’analyser leurs données.
« Enfin, nous aimerions avoir des milliers de correspondants à travers le pays. Même si nous pouvons obtenir chaque kit au prix de 200 $, seulement c’est encore beaucoup d’argent à demander avant que nous obtenions un lot de données qui prouve leur intérêt », admet Esaias. Il a travaillé avec les clubs d’apiculteurs locaux dans le Maryland, réunissant une vingtaine de volontaires qui ont déjà acheté leur propre balance ou qui veulent le faire. Il espère que les données collectées durant le printemps et l’été 2007 seront un prototype qui convaincra la NASA de financer un projet pilote.
Pendant ce temps, lui et plusieurs collègues du département de la NASA, le Département de l’Agriculture et plusieurs universités des états-Unis, soumettent une proposition à la NASA d’intégrer satellites, données des ruches, et les résultats des modèles écologiques dans un système de détection précoce opéré par le US Geological Survey qui observe la propagation des espèces invasives. En utilisant les données satellites sur le paysage et la végétation avec celles des ruches, ils espèrent améliorer la prédiction de la propagation de l’abeille africaine, une espèce d’abeilles agressive et imprévisible qui colonise le sud des Etats-Unis..
(Photo de S. Bauer du service de recherche agricole).
Introduite en Amérique du Sud il y a quelques dizaines d’années, l’abeille africaine est plus agressive que l’européenne. Esaias espère que les données sur la production de nectar vont permettre de mieux prévoir comment les abeilles africaines et leurs hybrides « africanisées » vont continuer leur progression aux Etats-Unis.
En plus, satellite et modèle écologique d’information sur la végétation pourraient aider les scientifiques à trouver la cause du CCD (Colony Collapse Disorder = syndrome de l’effondrement des colonies). Durant l’hiver 2006-2007, les apiculteurs à travers le pays commencèrent à rapporter des pertes hivernales de 30 à 90 % de leurs colonies. C’était comme si les ouvrières adultes avaient simplement abandonné leur ruche et même la reine apparemment saine, le couvain immature et le miel. Depuis l’été 2007, les scientifiques explorent les nombreuses causes possibles, incluant pesticides et maladies. Un stress additionnel dû au changement environnemental lié au climat peut y contribuer également.
« Je ne sais pas comment tout cela va tourner, mais nous verrons », dit-il. « Je ne sais pas si je retournerai un jour aux études des océans. Honnêtement, j’ai beaucoup plus de plaisir avec les abeilles. Et, en fait, ce n’est pas tellement différent de ce que je faisais précédemment. Bien sûr, les écosystèmes terrestres sont très différents des marins, mais, sur le plan du concept, ma focalisation n’a pas changé. Je suis toujours intéressé par les facteurs qui influencent l’abondance et la distribution des organismes, seulement maintenant, ce sont les abeilles et les plantes au lieu de phytoplancton ».
Il se sent poussé par l’urgence d’obtenir le fonctionnement du Honeybee Net dès maintenant. « Tout ce que je peux dire maintenant, c’est que la plupart de ce qui est dans la littérature scientifique au sujet des dates de production de nectar dans le Maryland est faux ; ce sont des dates obsolètes. Nous sommes entrés dans une ère de changement global à travers le pays, et nous ne savons même pas d’où nous sommes partis ! Comment pouvons-nous donc prédire les changements ? Si nous ne montons pas à bord rapidement, nous allons manquer le bateau ».
Rebecca Lindsey
de la NASA le 7 septembre 2007