Avec l'aimable autorisation de la revue Abeilles et Fleurs
Entretien avec Maître Bernard Fau (2002)
Avocat, Premier secrétaire de la Conférence des avocats au Conseil d'Etat
Avocat de l'Union Nationale de l'Apiculture Française
Abeilles et Fleurs - Il y a un peu plus d'un an, au nom de l'UNAF, vous avez demandé au Conseil d'Etat d'annuler le refus d'interdiction du Gaucho prononcé par le ministre de l'Agriculture en février 2001. Que s'est-il passé depuis ?
Bernard Fau - J'ai engagé la procédure en avril 2001 en demandant au Conseil d'Etat d'annuler la décision du ministre et de prononcer contre lui une injonction de retirer l'autorisation de mise sur le marché du Gaucho sur toutes les cultures pour lesquelles ce produit était encore autorisé. La demande de l'UNAF était notamment étayée par les résultats des rapports du CNRS, de l'INRA et de l'AFSSA de mars et juin 2000, relatifs aux effets du Gaucho sur les abeilles, notamment en ce qui concerne les cultures de maïs et de tournesols.
A & F - Quelle a été la position du ministère de l'Agriculture devant le Conseil d'Etat ?
B.F. - Le ministère de l'Agriculture s'est évidemment opposé à notre demande d'annulation en exposant principalement un argument : le maïs n'est pas une culture intéressante pour les abeilles et en conséquence la présence du Gaucho dans cette plante ne présente aucun risque. Cette affirmation grossièrement fausse comme chacun le sait a, à mon avis, profondément déconsidéré la position du ministre dans cette affaire, au regard du Conseil d'Etat. Sur une question aussi simple que celle des cultures utiles pour l'apiculture, il n'est évidemment pas concevable qu'une administration centrale de l'Etat spécialisée en agriculture, telle que le ministère de l'Agriculture, puisse formuler une contrevérité aussi énorme sans mettre en cause sa crédibilité et même afficher sa mauvaise foi délibérée devant son juge. Le niveau simpliste de l'argument et sa fausseté très déplaisante n'étaient, selon moi, pas à la hauteur d'un débat devant le Conseil d'Etat, qui est habitué à plus d'exactitude. Cette attitude est très inquiétante soit sur les compétences de l'administration en charge des dossiers de phytopharmacie, soit sur ses intentions. Le ministre a par ailleurs soutenu avec une égale assurance qu'il n'existait pas de raison scientifique déterminante pour retirer l'autorisation de mise sur le marché du Gaucho.
A & F - La société Bayer s'est-elle exprimée devant le Conseil d'Etat ?
B.F. - Oui. Dans un souci d'associer les principaux acteurs du dossier à la procédure, le Conseil d'Etat a invité la société Bayer à exposer son point de vue, ce qu'elle a fait à plusieurs reprises dans les derniers mois. C'est une excellente chose car des décisions comme celles que rend le Conseil d'Etat ne doivent pas avoir un caractère clandestin à l'égard du fabricant intéressé. La société Bayer a calqué sa position sur celle du ministre de l'Agriculture pour demander le rejet de la demande de l'UNAF.
A & F - Où en sommes-nous aujourd'hui ?
B.F. - La procédure devant le Conseil d'Etat est presque à son aboutissement car l'affaire a été examinée en séance le 16 septembre dernier. Au cours de cette séance, le " commissaire du Gouvernement ", qui est un magistrat indépendant dont le rôle est de synthétiser toute l'affaire devant le Conseil d'Etat et de proposer aux juges une solution au litige, s'est prononcé très largement dans le sens de la demande. Il a estimé tout d'abord que le Conseil d'Etat ne devrait se prononcer que sur l'usage du Gaucho sur les maïs car d'une part en l'état actuel il n'existe pas d'autorisation de mise sur le marché sur les tournesols et, d'autre part, les éléments scientifiques apportés ne concernaient pas particulièrement la culture de la betterave. Il a précisé qu'il ne pouvait prendre en considération parmi les éléments scientifiques versés par l'UNAF, que ceux qui étaient connus à la date de la décision ministérielle attaquée, soit février 2001. Malgré ces restrictions, ses conclusions sont excellentes : Il a demandé au Conseil d'Etat, comme je l'avais fait moi-même, que la décision du ministre de l'Agriculture soit annulée, ensuite qu'une injonction lui soit donnée de réexaminer l'autorisation de mise sur le marché sous trois mois et enfin que le ministre soit condamné à verser à l'UNAF une somme de 3 000 € à titre d'indemnité de procédure.
A & F - Quel a été l'argumentaire du commissaire du Gouvernement devant le Conseil d'Etat pour demander que la décision du ministre soit sanctionnée ?
B.F. - Le commissaire du Gouvernement est entré assez loin dans les aspects techniques du dossier. En substance, il a fait référence à deux rapports remis au ministre de l'Agriculture par l'AFSSA, le CNRS et l'INRA en mars et juin 2000 dont les conclusions à l'époque étaient " prudentes mais sans ambiguïté " et qui font ressortir " d'une part que la nocivité de l'imidaclopride pour les abeilles devait être regardée comme établie à des doses de l'ordre de 3 parties par milliard (ppb), soit quelques nanogrammes par abeille ; d'autre part, que les tournesols et les maïs traités Gaucho contiennent de l'imidaclopride dans toutes les parties et particulièrement au niveau des fleurs à raison d'une dizaine de ppb, enfin que les pollens de tournesol et de maïs contiennent de l'imidaclopride à hauteur de 2 ou 3 ppb ". Nous savons depuis lors, notamment par les résultats des études remises par l'AFSSA, le CNRS et l'INRA en juin 2002, que la nocivité s'exerce à des doses plus faibles encore et que le produit est présent dans les parties accessibles aux abeilles dans des quantités plus caractérisées. Ces nouveaux résultats révélés par l'UNAF au Conseil d'Etat, qui ne pouvaient pas être pris en compte par le commissaire du Gouvernement car ils sont plus récents que la décision du ministre qui était attaquée, avaient toutefois été portés à la connaissance des juges. C'est pourquoi, le commissaire du Gouvernement a demandé que soit donné injonction au ministre de l'Agriculture " d'apprécier si les mesures de précaution qui s'imposent en matière de protection de l'environnement justifient en l'état actuel des connaissances, l'abrogation ou la suspension de l'autorisation " de mise sur le marché.
A & F - Etes-vous confiant après la séance au Conseil d'Etat du 16 septembre ?
B.F. - Je crois que le passé nous a assez montré que la cause que défend l'UNAF, pour tous les apiculteurs et pour la défense de l'environnement de manière plus générale, nécessite une vigilance de chaque instant. L'action syndicale des apiculteurs s'inscrit dans un contexte très dur où se trouvent exposés des intérêts considérables. Les apiculteurs appellent de leurs vœux la protection du droit sur les intérêts fragiles qu'ils défendent. C'est dans cet esprit que j'ai toujours conduit avec résolution mon action en faveur de l'UNAF et je crois dans la capacité de discernement du Conseil d'Etat. Les conclusions du commissaire du Gouvernement sont bonnes. J'attends donc l'arrêt de la Haute Juridiction avec une vraie confiance.