Avec l'aimable autorisation de la revue Abeilles et Fleurs
Gaucho - A propos de la décision du Conseil d’État (2000)
Maître Bernard Fau
A l’issue des expérimentations à la fois en laboratoire et sur le terrain qui ont été conduites au cours de l’année 1998, le comité de pilotage a rendu non pas un, mais trois rapports successifs de synthèse dont les conclusions ont été progressivement de plus en plus réservées à l’égard de l’innocuité du Gaucho. C’est sur la base de ces rapports du comité de pilotage et connaissance prise de l’ensemble des résultats d’expérimentation que le ministre, après avoir recueilli l’avis de la commission des Toxiques, a pris, le 22 janvier 1999, la décision de retrait de l’autorisation de mise sur le marché de l’usage du Gaucho sur tournesol.
Cette décision n’avait qu’un caractère provisoire et était assortie de l’obligation pour la société Bayer d’effectuer de nouvelles expérimentations en vue d’une nouvelle décision ministérielle à venir. L’ensemble des apiculteurs a eu alors le sentiment que la société Bayer acquiesçait à la décision du ministre et s’y pliait de bonne grâce mais des investigations conduites à la demande de l’UNAF au Conseil d’Etat ont révélé qu’en réalité la société Bayer avait formulé devant le tribunal administratif de Paris qui était d’ailleurs incompétent, une requête en annulation de la décision du ministre et que cette requête venait d’être transmise pour être examinée par le Conseil d’Etat. Les mêmes investigations ont également révélé que la presque totalité des consortiums internationaux de semenciers avait également saisi le Conseil d’Etat d’une requête en annulation de la décision ministérielle suspendant le Gaucho sur tournesol. Le but poursuivi par les firmes de semenciers était d’obtenir la levée de l’interdiction qui leur était faite d’enrober les graines de tournesol en vue de la prochaine campagne et éventuellement des campagnes suivantes.
L’UNAF a alors estimé qu’il serait catastrophique pour l’ensemble de la profession apicole que la décision ministérielle puisse être annulée par le Conseil d’Etat et a alors décidé en assemblée générale à l’unanimité de s’engager délibérément dans la procédure afin de défendre par des moyens efficaces la position du ministère et de me confier la défense de ses intérêts. C’est ainsi qu’au mois d’avril 1999, j’ai formé au nom de l’UNAF, deux interventions volontaires en défense devant le Conseil d’Etat afin d’être présent dans chacune des deux procédures dont nous avions découvert l’existence.
A partir du moment où elle est entrée dans la procédure, l’UNAF a pu connaître la motivation complète de la décision du ministre qui jusqu’ici lui était demeurée partiellement inconnue puisque cette décision n’avait fait l’objet que d’une publication sommaire au Journal officiel et que les services administratifs du ministère s’étaient refusés à la communiquer dans son intégralité. La motivation essentielle de la décision ministérielle était fondée sur l’application du principe de précaution à l’égard duquel la position du Conseil d’Etat n’était pas encore très clairement arrêtée.
Dans le même temps et pour pouvoir étayer ses observations devant le Conseil d’Etat, l’UNAF a demandé au ministère de l’Agriculture la communication des dossiers fournis en leur temps par la société Bayer en vue de l’obtention des autorisations de mise sur le marché de plusieurs produits phyto-pharmaceutiques et notamment du dossier de demande d’autorisation de mise sur le marché du Gaucho. Après quelques péripéties procédurales, ces dossiers ont finalement été très partiellement communiqués.
A la suite de l’ensemble de ces démarches initiées par l’UNAF et en raison du souhait manifesté par l’ensemble des membres de la coordination nationale des apiculteurs, le SNA et le SPMF ont formé le vœu de s’associer à leur tour à la procédure engagée devant le Conseil d’Etat. C’est ce qu’ils m’ont chargé de faire en leur nom au cours de l’été 1999. A mes yeux, cette unité de l’ensemble de la profession apicole représentée par ces trois syndicats représentatifs au plan national était essentielle pour faire comprendre à la haute juridiction administrative qu’elle était bien saisie des difficultés rencontrées par l’ensemble d’une profession au plan national et non pas des intérêts de quelques particuliers seulement.
L’ensemble de la profession s’est mobilisé pour constituer un dossier technique mettant en évidence les difficultés matérielles rencontrées par les apiculteurs et l’ampleur du désastre. Ces éléments techniques ont été appuyés de manière déterminante par une expertise qu’a bien voulu me délivrer Mme le professeur Monique Lhostis, de l’Ecole Nationale Vétérinaire de Nantes, qui a, spécialement en vue d’éclairer le Conseil d’Etat, effectué un travail de synthèse des travaux et des connaissances dont la communauté scientifique pouvait disposer sur le sujet en cause à la date la plus récente. Au total, huit mémoires et de très nombreux éléments de dossiers ont été déposés en cinq fois devant le Conseil d’Etat pour l’ensemble de la profession apicole et, en raison de l’urgence particulière qui s’attachait au traitement de ce dossier, l’affaire a été appelée en séance du Conseil le 8 décembre 1999. Lors de cette séance, le commissaire du Gouvernement, M. Stahl, a conclu en faveur de la thèse des apiculteurs.
Trois semaines plus tard, le 29 décembre, le Conseil d’Etat a pris sa décision qui m’a été communiquée quelques jours plus tard. Par cette décision, le Conseil d’Etat a rejeté tout à la fois la requête de la société Bayer et les requêtes des multiples sociétés de semenciers après avoir admis l’intervention volontaire des trois syndicats apicoles. L’arrêt du Conseil d’Etat présente au moins trois intérêts majeurs.
Tout d’abord, le Conseil d’Etat rappelle que, tant la directive européenne du 15 juillet 1991 que le décret du 5 mai 1994 qui régissent les autorisations de mise sur le marché, imposent le retrait d’une autorisation lorsqu’il n’est plus établi que le produit « n’a pas d’influence inacceptable sur l’environnement ». Cette règle a pour conséquence qu’en cas de doute, le titulaire de l’autorisation de mise sur le marché devra faire la preuve de l’innocuité de son produit.
En deuxième lieu, l’arrêt est particulièrement important dans la perspective des expérimentations scientifiques à venir. Sur ce plan, le Conseil d’Etat a radicalement écarté l’argumentation de la société Bayer et des semenciers selon laquelle seules des expérimentations de terrain pouvaient valablement permettre d’évaluer la toxicité des produits phyto-pharmaceutiques. Le Conseil d’Etat a balayé cette thèse et a décidé sans équivoque que la toxicité des produits phyto-pharmaceutiques à usage agricole pouvait être évaluée non seulement sur la base d’expérimentation de terrain mais également sur le fondement des essais de laboratoires. Cette décision est particulièrement importante lorsqu’on sait les grandes difficultés techniques qu’il peut y avoir pour trouver des terrains d’expérimentation vierges de tous résidus chimiques.
Enfin, et ici l’arrêt obtenu par les apiculteurs revêt une importance qui dépasse très largement le procès dans lequel ils se sont engagés, le Conseil d’Etat a fait une application sans réserve du principe de précaution en matière de protection de l’environnement. Ce principe avait été dégagé en 1995 par la loi Barnier mais la question s’est longtemps posée de savoir s’il s’agissait simplement d’une formule de recommandation générale sans valeur contraignante.
Après plusieurs décisions dans lesquelles le principe de précaution apparaissait de manière plus ou moins implicite, le Conseil d’Etat a rendu en 1998, sur le fondement de ce principe, sa décision sur le maïs transgénique puis en février 1999, une décision en matière d’alimentation pour les nourrissons mais dans toutes les hypothèses, le principe de précaution n’avait été retenu qu’en matière de santé publique. Il restait au Conseil d’Etat un nouveau pas à franchir pour opérer un retour aux sources et appliquer le principe de précaution à la protection de l’environnement pour laquelle il avait été initialement édicté.
C’est ce qu’il a fait par son arrêt du 29 décembre 1999 et les apiculteurs peuvent se féliciter d’avoir ainsi contribué à la construction d’un édifice de règles qui permettra la mise en œuvre d’une meilleure politique de l’environnement. Il reste que la décision du 22 janvier 1999 qui est désormais confirmée ne constituait qu’une première étape dans la satisfaction des demandes formulées par les apiculteurs au ministre de l’Agriculture puisque ces demandes auront finalement pour objet le retrait définitif du Gaucho et plus généralement de tout produit de nature à compromettre l’état sanitaire des colonies d’abeilles. La mise à plat de l’ensemble des mécanismes établis par la directive du 15 juillet 1991 dans l’affaire du Gaucho me paraît avoir révélé une certaine inadéquation des moyens dont dispose l’administration au regard de la charge très lourde que représente plus que jamais l’examen préalable ou le contrôle en cours de validité des dossiers d’autorisation de mise sur le marché de produits phyto-pharmaceutiques.
Il y aurait certainement une réflexion à conduire sur ce point afin de parvenir à une plus grande efficacité et à éliminer du catalogue des produits phyto-pharmaceutiques actuellement autorisés, ceux dont l’examen révélerait qu’ils sont en vérité d’une innocuité douteuse ou d’une toxicité certaine. Il existe en effet une logique dans la mise en œuvre du principe de précaution, le doute impose l’abstention et non pas la permission. Reste encore non réglée pour l’UNAF la question des difficultés qu’elle rencontre avec l’administration du ministère de l’Agriculture pour obtenir la communication des dossiers de demandes d’homologation de certains produits phyto-pharmaceutiques.
Ces démarches pourraient être désormais facilitées par un récent avis émis par la commission d’accès aux documents administratifs sur une question que je lui ai posée au nom de l’UNAF et qui estime seule applicable la directive européenne de 1990 imposant à l’administration une communication sans réserve de la majeure partie des dossiers administratifs dans ce domaine et qui écarte l’application du régime ordinaire de la communication des documents administratifs.
Maître Bernard Fau
Extrait de l'arrêté du Conseil d'Etat du 29/12/99
Considérant que ni les "conseils et recommandations à l’usage des autorités nationales et autres ainsi qu’aux fabricants concernés par l’homologation des pesticides agricoles et non agricoles" établis par le Conseil de l’Europe, qui n’ont d’ailleurs pas de portée normative, ni la directive du 15 juillet 1991 susmentionnée, ni l’arrêté du 6 septembre 1994 pris en application du décret du 5 mai 1994 n’imposent que la toxicité des produits phyto-pharmaceutiques à usage agricole soit évaluée sur la base des seules expérimentations réalisées sur le terrain à l’exclusion des essais de laboratoire ; que, par suite, les sociétés requérantes ne sont pas fondées à soutenir que la décision attaquée aurait été prise à l’issue d’études effectuées en méconnaissance de règles méthodologiques définies par ces textes :
Considérant qu’en application des dispositions sus rappelées du II de l’article 20 du décret du 5 mai 1994, l’autorisation de mise sur le marché d’un produit phyto-pharmaceutique est retirée si les conditions requises pour son obtention ne sont plus remplies, notamment en l’absence d’innocuité à l’égard de l’environnement ; qu’en estimant, après avoir eu connaissance des diverses études effectuées en laboratoire et sur le terrain au cours de l’année 1998 concernant les effets de l’insecticide "Gaucho" sur les abeilles, ainsi que des avis exprimés par la commission d’étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole et du comité d’homologation, que l’autorisation de ce produit pour le traitement des semences de tournesol devait être "retirée provisoirement" et la mise en culture de ces semences interdite, le ministre de l’Agriculture et de la Pêche, compte tenu des précautions qui s’imposent en matière de protection de l’environnement, n’a pas entaché la décision attaquée d’erreur manifeste d’appréciation.