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Un miel étrange... (2005)
Paul Schweitzer
Lorsqu’il y a près de 25 ans, j’ai analysé pour la première fois un miel de bourdaine (Frangula alnus Mill. = Rhamnus frangula L.) et que j’ai mesuré son pH, j’ai crû que mon pH-mètre était cassé. Celui-ci indiquait la valeur, à priori anormale, de 7,02, les miels étant connus pour être tous acides et les miels de nectar ayant, le plus souvent, un pH compris entre 3,5 et 4,5. Contrôle du fonctionnement de l’appareil et re-étalonnage n’y ont rien changé, l’appareil indiquait invariablement une valeur proche de la neutralité. Toujours prudent, j’ai contacté l’apiculteur que je connaissais, lequel m’a affirmé que ce miel n’avait subi aucune manipulation particulière qui aurait été susceptible d’en changer le pH. C’était un miel de bourdaine. Il devenait évident que ce type de miel possède, par nature, des propriétés acidimétriques qui le différencie de tous les autres miels (au moins pour ceux qui sont produits en zones tempérées). Depuis, j’ai eu l’occasion d’analyser de très nombreux miels de bourdaine. Cette acidité atypique s’est toujours confirmée, les miels de bourdaine, d’une grande pureté monoflorale, ayant presque toujours un pH supérieur à 6, le cas du pH égal à 7 restant néanmoins exceptionnel. Cet atypicité est importante pour l’identification du produit et a quelques conséquences importantes sur sa conservation.
La bourdaine est un arbuste de 1 à 5 mètres de hauteur. Elle appartient à la famille des rhamnacées. Très cosmopolite, cette famille comprend essentiellement des arbres ou arbustes qui sont le plus souvent épineux. Elle compte également quelques rares espèces herbacées voire quelques lianes. Certaines rhamnacées produisent des fruits comestibles, c’est le cas du jujubier (Zizyphus vulgaris Lamk.). Le jujubier sauvage, Zizyphus spina-christi, est connu pour être très mellifère et pour produire le miel le plus cher du monde (1).
La bourdaine, elle, est une plante non épineuse. C’est une espèce eurosibérienne à tendance subocéanique. Elle est commune, jusqu’à 1 000 mètres d’altitude, dans toute la France à l’exception de la région méditerranéenne et est totalement absente de Corse. C’est une espèce héliophile que l’on va donc trouver en lisière de forêt ou dans des clairières. Elle est surtout présente sur des sols acides et assez humides, mais, en fait, accepte plus ou moins tous les substrats, ainsi, il existe dans le nord-est de la France un écotype se développant sur substrat carbonaté et sec. Les fleurs verdâtres, très petites et discrètes, s’épanouissent massivement en avril/mai et la floraison se poursuit de manière plus discrète jusqu’en juillet.
Les fruits, d’abord vert, passent par le rouge avant de devenir noirs à maturité. Le pollen de bourdaine est subtriangulaire et syncolpé (3 sillons se rejoignant au centre du grain) – voir photo ci-contre. Il peut être confondu avec celui de certains eucalyptus. La plante étant largement répandue en France, il est fréquent de trouver son pollen dans beaucoup de nos miels. S’agissant d’une plante à tendance atlantique, c’est une plante assez caractéristique des miels de l’ouest. La flore ne connaissant pas les frontière politique, on retrouve également ce pollen dans les miels produits dans la partie nord-ouest de l’Espagne (Asturies).
C’est dans l’ouest de la France que l’on produit également des miels monofloraux de bourdaine, la présence de peuplements importants étant toujours indispensable pour produire un miel monofloral. Il n’est pas impossible, malgré tout, que l’on puisse en produire ailleurs. Ainsi, dans le département de la Moselle, à proximité de ST-AVOLD et du complexe carbochimique de CARLING , des zones forestières conservées à l’état de strates arbustives sont entièrement peuplées de bourdaine ce qui permet localement la récolte de ces miels.
Si la France connaît beaucoup d’espèces invasives dont certaines viennent d’outre-atlantique, les Etats-Unis connaissent les leur. Ainsi la bourdaine, initialement absente des Etats-Unis, s’y répand dans le nord-est où elle est classée comme espèce invasive forestière, sa dispersion étant effectuée par les oiseaux et par voie végétative (bourgeonnement des racines).
Malgré la présence de l’espèce ailleurs, le miel de bourdaine est une spécialité assez typiquement française et, sauf exception, c’est un miel de l’ouest. Très original et quasi unique en son genre, c’est une spécialité dont on a intérêt à valoriser l’appellation. C’est un miel assez ambré, tirant sur le roux et qui reste très longtemps liquide. Il est extrêmement agréable. Quand il est mélangé, il l’est le plus souvent avec la bruyère cendrée (Erica cinerea L.), qui, dans l’ouest, occupe souvent les mêmes biotopes. Le mariage entre les nectars de ces deux essences est d’ailleurs sensoriellement très heureux. Il veut être mélangé également avec de la ronce.
Une très faible acidité
L’acidité des miels est essentiellement due à l’acide gluconique. Cet acide est présent dans tous les miels. C’est une enzyme de l’abeille, la gluco-oxydase qui est à l’origine de celui-ci, produit à partir du glucose conjointement avec du peroxyde d’hydrogène (eau oxygénée), ce qui confère au miel des propriétés antiseptiques. Rappelons que l’acidité d’une solution est mesurée par le pH (potentiel Hydrogène). Pour le miel, il s’agit d’une solution de miel à 10 %. La neutralité correspond à un pH de 7, l’acidité à un pH inférieur à 7 et la basicité à un pH supérieur à 7. En principe, tous les miels sont acides. Les miels de nectar, très acides, ont un pH compris entre 3,5 et 4,5. Les miels de miellats, moins acides, ont un pH supérieurs à 4,5. Voilà pour les règles générales, mais dans la réalité, tout est beaucoup plus compliqué, car les miels ne sont pas des simples de solutions d’acide gluconique, mais avec quelques autres acides organiques. S’agissant tout d’abord de l’acide gluconique, dérivant du glucose, cet acide possède à la fois une fonction « acide » et, comme tous les sucres, des fonctions « alcool ». Il « autoréagit » donc avec lui-même pour former une molécule cyclique, un ester cyclique que l’on appelle une lactone, ici la glucolactone. Une partie de l’acidité est donc « cachée », parce que sous forme de lactone. Mais, les miels sont également, plus ou moins minéralisés. Certains, et tout particulièrement les miellats, contiennent des proportions importantes de sels d’acides organiques. Or, en chimie, un acide organique plus son sels forme ce que l’on appelle une solution « tampon » ce qui, dans ce cas, se traduit par une forte hausse du pH. C’est ce que l’on constate pour les miellats et c’est ce qui est également à l’origine du pH élevé des miels de bourdaine car la mesure de la conductivité électrique de ces miels est, en principe, assez élevée (aux environs de 800 µS/cm). Les miels de bourdaine sont donc fortement « tamponnés » d’où un pH élevé avec trois conséquences importantes :
Diététique : Le pH élevé de ce miel, le plus souvent entre 5,0 et 6,5, en fait un excellent produit, doux, pour ceux qui souffrent de « brûlures » gastriques.
Contrôle de l’appellation « miel de bourdaine » : Si pour les laboratoires qui contrôlent les appellations des miels, la mesure du pH et même l’acidimétrie complète des miels (pH initial, pH équivalent, acidité libre, lactones) est une analyse de routine, cette mesure devient capitale, car très discriminante, pour les appellations « bourdaine ». L’acidimétrie de ces miels est typique. Bien que pouvant avoir des pH (pH initiaux) voisins, les différents paramètres sont très différents de ceux de miels de miellats. Il est important de compléter cette mesure par une analyse pollinique, une mesure de la conductivité électrique et l’étude des sucres.
Conservation de ces miels et DLUO : la conservation des miels est un problème important. Leur vieillissement se traduit par la modification de certains caractères physico-chimiques comme la production d’HMF (Hydroxy Méthyl Furfural), la dégradation des enzymes (amylase, invertase…). La teneur en HMF et l’activité diastasique (amylase) font l’objet de dispositions légales (Décret du 30 juin 2003). La DLUO (Date Limite d’Utilisation Optimale) est également obligatoire sur les pots à miel, la durée de conservation la plus souvent admise étant de deux ans. La valeur de ce dernier critère n’a rien de légal et est laissée à l’appréciation du conditionneur. La production de l’HMF comme la dégradation des enzymes sont des fonctions du temps, de la température …et du pH :
- du temps : plus le temps s’écoule, plus un miel contient de l’HMF et voit ses enzymes disparaître ;
- de la température : plus la température augmente, plus un miel contient de l’HMF et voit ses enzymes disparaître ;
- du pH : plus le miel est acide donc plus le pH est bas, plus un miel contient de l’HMF et voit ses enzymes disparaître.
C’est ce dernier point qui est, ici, pour nous important. La très faible acidité des miels de bourdaine font qu’ils ne produisent de l’HMF que très lentement. Ce sont donc des miels a très longue conservation, pourvu que leur taux d’humidité soit bas, pour éviter la fermentation. Leur DLUO peut alors largement dépasser les deux ans. Comme pour le vin, il existe des miels à courte conservation et des miels à longue conservation, le miel de bourdaine a la chance de faire partie de ces derniers.
Paul Schweitzer
Laboratoire d’analyses et d’écologie apicole
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(1) « À la recherche du miel le plus cher du monde » par Thierry Sergent in « Abeille de France », 2002. Le miel de zizyphus spina-christi possède également un pH assez élevé : moyenne de 5,65 sur 4 échantillons analysés au CETAM en 2002