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La vision chez l'abeille - un sens très complexe (2002)
F. Anchling

visions abeilles 2

Lorsque l'apiculteur regarde la tête de ses abeilles et qu'il voit ses deux grands yeux composés immobiles disposés de chaque côté de la tête et en plus les trois ocelles implantées sur le front ou vertex, il se pose immanquablement la question : avec ces deux grands yeux, mes abeilles peuvent-elles voir la même chose que moi, ou les voient-elles autrement ? et pourquoi encore des yeux sur la tête ?

La nature faisant bien les choses, pour quelles raisons et dans quelles situations la vision par l'abeille de son environnement, est-elle plus avantageuse ou désavantageuse. Aucun animal ne voit la même chose disent les scientifiques ;il existe autant de forme de vision qu'il existe de types d'yeux et d'espèces : plus d'un million. Si toutes les sortes d'yeux sont dans la nature, c'est parce que la vision de chaque espèce est adaptée à son mode de vie. Il faut des yeux pour fuir, pour tuer, pour se déplacer ou encore pour séduire. Plus un animal a des rapports riches avec son environnement, plus ses organes des sens sont complexes et c'est particulièrement vrai pour la vision, et la vision chez l'abeille.

Oeil de l'abeille : C cornée, Cr cristallin, BR bâtonnet rétinien, NO nerf optique.

Aux points A, B et C, situés dans le champ visuel, correspondent les points-images rétiniens a,b et c ; l'image qui se forme est donc droite.


Vision normale


Vision Abeille

Différences entre les yeux de l'homme et ceux de l'abeille
Les abeilles possèdent nos cinq sens et d'autres encore, mais l'organisation et l'anatomie de leurs organes sensoriels sont très différentes des nôtres. Leurs yeux ne sont en rien comparables aux nôtres qui se présentent comme des appareils photographiques miniatures: la lumière pénètre dans l'œil au travers d'une grande lentille, le cristallin, qui focalise l'image sur un film photosensible, la rétine. C'est par son intermédiaire que nous avons conscience des images qui surgissent et s'évanouissent au rythme des mouvements de nos yeux, accompagnées de leurs jeux d'ombres et de lumières. Les minuscules cellules nerveuses de la rétine agissent pour accentuer certains éléments et structurer l'image, avant de la transmettre au cerveau en réunissant tous ces filets nerveux dans le nerf optique.

Chez presque tous les invertébrés dont l'abeille, les yeux sont à facettes: c'est-à-dire composés de nombreuses petites lentilles ou ommatidies. L'ouvrière possède 4500 facettes par œil; la reine, pour qui la vision est de peu d'utilité n'en a que 3500. Quant au mâle, il est primordial qu'il soit capable de repérer une reine à grande distance, s'il veut être le premier à la féconder: ses yeux ont 7500 facettes chacun.

Chaque ommatidie se présente et fonctionne comme un récepteur visuel indépendant qui capte la partie du champ visuel situé juste devant lui, mais aucune image ne s'y forme: celle-ci est recomposée à partir des informations transmises par l'ensemble des facettes. Un objet situé dans le champ visuel de l'œil de l'abeille émet des rayons dans toutes les directions, intéresse l'œil dans sa globalité, mais seul le rayon dirigé exactement dans l'axe du rabdomère ou bâtonnet rétinien sera enregistré.

  • Chaque ommatidie se compose :
  • d'une lentille frontale recouverte de chitine, comme la cuirasse qui protège le corps de l'insecte (ce revêtement correspond à la cornée de notre œil);
  • d'un cône cristallin transparent qui réfracte la lumière;
  • d'un récepteur photographique (cellules réceptrices de lumière appelées aussi cellules rétinales) ; Les photorécepteurs sont rangés en rayons, comme les tranches d'une orange;
  • de cellules pigmentées qui séparent les ommatidies les unes des autres comme le ferait un doigt de gant. Les cellules pigmentées travaillent pour que seuls les rayons lumineux parallèles à l'axe de l'ommatidie atteignent les photorécepteurs du bâtonnet rétinien ( le rabdomère) et déclenchent l'impulsion nerveuse. Les rayons lumineux obliques sont absorbés par la paroi noire des cellules pigmentées;
  • des cellules réceptrices sensibles à la couleur. Le système de vision de l'abeille est trichromatique et ressemble en beaucoup de points à celui de l'homme (voir plus loin).

Comment l'abeille voit-elle son environnement ?
Chaque ommatidie ne saisit qu'un point lumineux de l'image entière. Le rassemblement de tous ces points de lumière construit une photo granuleuse, en canevas, comme la trame des journaux ou des magazines. On ne sait pas exactement comment le cerveau de l'abeille interprète ces images, car le cerveau de l'abeille possède cent fois moins de connections nerveuses visuelles que le notre, mais cette économie est indispensable compte tenu de la petite taille de l'insecte.

La capacité de déchiffrage de l'œil de l'abeille est plus faible que celle de la plupart des vertébrés. Il a été mesuré que l'abeille ne décrypte que le 60eme de ce que voit l'œil humain. Cela signifie que deux obstacles distincts, que l'homme peut distinguer séparément à une distance de 18 m ne seraient vu distinctement par l'abeille qu'à partir de 30 cm. Plus l'objet est loin, moins de facettes voient l'objet et plus difficilement il est déchiffrable. La complexité de l'œil interdit toute possibilité de précision. Ce qui signifie que si l'homme avait un œil complexe pour les mêmes possibilités il devrait avoir 1 m de diamètre. Inversement, si l'abeille avait un œil photographique comme l'homme, pour le même résultat qu'un œil à facettes, il serait beaucoup plus lourd que l'abeille elle-même.

Doit-on en déduire que l'abeille voit moins bien que l'homme ?
La réponse n'est pas évidente ; car l'abeille voit autrement et de plus à l'heure actuelle nous ne savons pas comment son cerveau interprète l'image. Par contre l'œil complexe à un grand avantage. Quand un objet se déplace dans le champ de vision, les ommatidies sont actionnées ou éteintes à tour de rôle. Il résulte de cet effet de compilation que les insectes peuvent bien mieux estimer si un objet est en mouvement ou s'il est immobile, et réagir en conséquence. Par exemple, on a constaté que les butineuses visitent avec plus d'empressement les fleurs ballottées par le vent que celles qui sont immobiles. Le décryptage de l'image est plus efficace avec un oeil complexe qu'avec l'œil humain, car l'œil complexe procure de loin une plus grande rapidité d'analyse, une fréquence plus élevée de vision séquentielle.

Les modifications du champ de vision, dont la fréquence est supérieure à 20 fois par seconde, sont perçues par l'œil humain comme une image continue. Chez l'abeille, la taux de vision séquentielle est largement supérieur à 100 fois par seconde. Ainsi un film d'Hollywood serait pour l'abeille une suite d'images immobiles et de noirs. Les tours de passe-passe sont facilement décryptés par l'abeille, car les mouvements de la main sont moins rapides que la vision par son oeil complexe.

L'avantage d'un oeil complexe pour des insectes vivant de pillage est, par exemple qu'ils peuvent traverser une forêt compacte sans se cogner et capturer d'autres insectes volant eux aussi à grande vitesse, ou bien sûr faciliter leur échapper. Les yeux complexes sont ainsi les mieux appropriés et les plus aptes pour constater de très faibles modifications d'une image ou d'un mouvement en un très court instant.

L'œil dont la nature a doté l'abeille est-il le mieux adapté à son mode d'existence ?
A partir des caractéristiques physiologiques d'un organisme, de son mode de vie et de son espace vital, on peut risquer certaines déductions : quels facteurs importants pourraient influencer sa vie et sa survie. Mais ceux-ci ne correspondent pas impérativement à la réalité. C'est une stratégie heureuse de la nature, le développement d'un mode de vie qui comporte une grande variabilité de caractères : variations génétiques ou mutations à partir desquelles il y a des spécialisations qui leur permettent de s'adapter parfaitement à leur environnement.

Tous les insectes sont nantis d'yeux complexes et cependant colonisent les espaces de vie les plus diversifiés, nécessitant une grande variabilité de systèmes de vision. Il existe des insectes volants diurnes et d'autres nocturnes ; volants qui se déplacent très vite ou marchent très lentement. Et malgré ces différences l'anatomie de base de leurs yeux est identique, bien qu'elle ne soit pas forcément idéale. C'est bien souvent le cas de la multitude d'insectes de toutes sortes, de toutes tailles qui pullulent dans notre environnement.
Pour l'abeille le plus important est d'apercevoir à temps des objets en mouvement, comme d'autres abeilles ou des prédateurs, et le sol défilant sous elle lorsqu'elle vole à 7 mètres par seconde.

Le monde vu au travers d'un œil d'abeille.
C'est Karl von Frisch, prix Nobel 1973 pour ses travaux sur la vision de l'abeille, qui au début du siècle découvrit que l'abeille est capable d'identifier des formes et des couleurs. En conclusion de très nombreuses expériences il se rendit compte que l'abeille est incapable de différencier des formes massives entre elles (par exemple : un carré d'un cercle ou d'un triangle). De même des formes découpées diverses lui posent problème. Par contre elle fera très bien la différence entre des formes pleines et des formes découpées.

La manière si différente de la nôtre d'identifier les formes, est la conséquence de l'immobilité des yeux de l'abeille. Elle est incapable de les faire pivoter pour diriger son regard vers un objet qui l'intéresse.

Un chercheur du Centre for Visual Sciences de l'Université Nationale d'Australie, Monsieur Andrew Giger, a conduit de nombreuses recherches sur la vision de l'abeille, dont nous vous avons déjà entretenu dans la rubrique " La Revue des Revues ".A l'aide d'un programme qu'il a créé, ce chercheur a construit une simulation qui permet d'observer un objet pratiquement comme à travers l'œil d'une abeille. Il avait besoin de ces formes pour entraîner des abeilles et obtenir certaines précisions sur les capacités de leur vision. Son programme permettait de transférer l'image par points sur un récepteur reconstituant une ommatidie. Avec étonnement il s'aperçut que l'abeille a beaucoup de difficultés à reconnaître des figures complexes fortement déformées par la forme en coupole de la surface de son œil. Ce n'est qu'au centre de l'image que l'on retrouve à peu près la forme de l'objet mais avec des contours moins précis.

Comment le cerveau de l'abeille traduit-il ces images, et quelles suites en résultent lorsqu'elle étudie un objet avec ses deux yeux n'est pas encore expliqué.

Son pouvoir séparateur peu prononcé dans l'espace, est compensé par un surprenant pouvoir de résolution dans le temps. On comprend dès lors que les abeilles fassent moins attention à des formes inertes et à des surfaces bien délimitées, qu'aux changements qui s'opèrent dans leur champ visuel, et que ce soient les images très découpées qui les frappent surtout.

Origine et évolution de l'œil
Sous le titre " Comment avons nous appris à voir " la revue " Bild der Wissenschaft " a rapporté la stupéfiante évolution de l'œil. Depuis plusieurs siècles les biologistes se disputent pour expliquer comment s'est développée la grande multiplicité de type d'œil. Pendant que les uns prétendent qu'un œil unique, il y a 540 million d'années est à l'origine de tous les types d'yeux, les autres pensent que les yeux se sont développés et ont évolués 40 à 65 fois indépendamment les uns des autres. Et ceci en peu de temps car tous les types d'yeux actuels existaient déjà il y a 440 million d'années. 

Il ne fait aucun doute que les yeux, même si à l'origine ce n'étaient que des cellules sensorielles réagissant à la lumière, représentaient un atout considérable pour la recherche de nourriture ou pour reconnaître un prédateur, et par la même assuraient aux voyants les meilleures chances de survie.

Ainsi celui qui avait la meilleure vue avait le maximum de chances; ceci conduisit à une espèce de " course aux armements "lors du développement des yeux. Du simple œil qui ne distinguait qu'un halo lumineux, se sont développés des yeux plats qui permettent déjà de regarder dans une direction, puis des yeux enfoncés plus précis et enfin des yeux dans des orbites avec lesquels les animaux peuvent voir avec un regard perçant bien que peu lumineux.

C'est seulement avec la découverte des lentilles qu'il devint possible d'avoir une vision claire et perçante. Tous les animaux n'ont pas profité avec égalité de cette avancée :les loups, les lapins, les cerfs et les bovins ont une vision relativement faible ; heureusement au centre de leur rétine un filet avec une grande concentration de cellules optiques leur permet de distinguer si quelque chose d'inquiétant pointe à l'horizon.

Pour information, voici quelques chiffres concernant l'acuité de la vision chez certains animaux, en partant de l'aigle comme base.

Aigle 100%,homme 52%, pieuvre 32%, araignée 9%, chat 7%,poisson rouge 5%, Rat de laboratoire 0,7%, mouche drosophile 0,07%, ver planaria 0,009%. 

La vision des couleurs.
De même la vision des couleurs ne s'est pas développée uniformément. Il existe de grandes différences dans les longueurs d'ondes du spectre de la lumière vue par l'homme ou l'abeille, mais aussi chez d'autres animaux. Chats et chiens ne distinguent pas le rouge du vert et ne voient le monde qu'en mat. Alors que les oiseaux, les poissons et les reptiles distinguent 4 couleurs dont les ultraviolets et la lumière moralisée, cette capacité disparut il y a 65 millions d'années chez les mammifères nocturnes.

On a découvert que les singes d'Afrique et d'Asie qui avaient perdus la vision trichromatique, la retrouvèrent il y a 50 millions d'années car le gène des bâtonnets rétiniens à la suite d'une concentration suivie d'une mutation leur permit de distinguer à nouveau le rouge du vert. On explique cette mutation par le fait qu'ils ont besoin de reconnaître plus rapidement les jeunes feuilles rouges tendres qui sont plus nourrissantes et plus digestives

L'homme possède trois sortes de cellules réceptrices de la couleur, d'une grande sensibilité dans différentes zones du spectre de la lumière. De même l'abeille a une vision trichromatique (3 couleurs).Chaque ommatidie contient neuf cellules réceptrices : quatre sont sensibles au vert, deux au bleu et deux à l'ultraviolet que l'homme ne perçoit pas. Par contre l'abeille n'est pas sensible au rouge. Ces huit cellules fournissent à l'abeille une image colorée de son environnement dont le rouge est absent, mais sensible à l'ultraviolet. La 9e cellule est sensible à la lumière polarisée mais ne participe pas à la reconnaissance des formes.

C'est aussi Karl von Fritsch qui démontra la vision des couleurs par l'abeille à la suite de très nombreuses expériences conduites pendant plusieurs années.

La sensibilité aux ultraviolets fut pour lui une incroyable découverte. En effet, les fleurs qui nous paraissent uniformément colorées sont bien différentes vues par l'abeille. Les ultraviolets font apparaître des lignes qui convergent des pétales vers le cœur de la fleur la où se trouve le nectar. Il y a quelques temps, à Berlin, on a mis au point une nouvelle méthode de mesure du spectre floral qui permet des reproductions à l'aide de couleurs fausses.(bleu pour ultraviolet, vert pour bleu, rouge pour vert). Les excitations relatives des cellules rétiniennes sont ainsi reproduites en prenant en compte les capacités de résolution de l'œil de l'abeille pour chaque point de l'image. De cette façon on a une description adéquate et une analyse du signal de la plante et aussi la traduction de l'interaction entre la fleur comme émetteur de signal et l'abeille comme récepteur de signal. Par exemple une orchidée qui nous paraît uniformément rougeâtre est en réalité colorée avec une multitude de nuance qui sont saisis par les cellules rétinienne

La partie haute est captée par les cellules du vert, la partie basse par les cellules du bleu et de l'ultraviolet. Ainsi on peut comprendre comment l'abeille décrypte une fleur.*

Quelle est l'utilité des ocelles ?
On trouve des ocelles chez de très nombreux invertébrés comme les vers, les escargots, les crabes et les insectes dont les abeilles. Elles sont organisées en triangle. Chaque ocelle contient une couche de cellules photo sensibles, qui peuvent donner des impulsions transmises aux fibres nerveuses et dans le cas de l'abeille une lentille concentre la lumière sur cette couche de cellules.

Les ocelles distinguent la lumière et l'obscur et rendent ainsi, l'animal capable de situer l'emplacement et le mouvement d'un objet. Elles ne donnent aucune image, mais permettent à l'insecte volant de stabiliser sa ligne de vol par rapport à l'horizon. On peut dire que le corps en vol est bien stabilisé, quand les deux ocelles supérieures sont bien éclairées et que l'ocelle inférieure qui est dirigée sur l'horizon absorbe moins de lumière. Dans la ruche, les ocelles permettent à l'abeille à s'orienter vers la sortie.

Quelques exemples de ce que l'on peut attendre des yeux.
Les oiseaux possèdent de loin les meilleurs yeux. Ils profitent de deux centres pour l'acuité de la vue, dans lesquels, non seulement la concentration des bâtonnets rétiniens est très élevée, mais aussi la transmission des informations est spontanée. Dans cette zone de fibres nerveuses chaque cellule sensorielle est reliée à sa propre cellule nerveuse qui transmet les informations, pendant que dans les zones du pourtour de nombreuses cellules sensorielles sont reliées ensemble à une seule fibre nerveuse. De plus dans ce centre d'acuité visuelle on ne trouve aucun vaisseau sanguin absorbant une partie de la luminosité comme dans les autres zones de fibres nerveuses.

Avec ces deux centres les oiseaux en vol peuvent fixer une proie et en même temps naviguer sans problème. De plus leur capacité à détecter le plan de vibrations de la lumière polarisée les guide. Dans leur recherche de proies comme les souris ces oiseaux sont aussi aidés par les ultraviolets; en effet l'urine des souris émet de très fortes radiations en ultraviolet.

Les oiseaux sont avant tout des yeux. Leurs yeux occupent la plus grande partie de la tête et peuvent ainsi absorbés beaucoup de lumière. Chez le hibou le poids des yeux équivaut au 1/3 du poids du cerveau. ( chez l'homme seulement 1%). Le hibou est ainsi capable de distinguer une allumette allumée à deux kilomètres de distance.*

Le fait que nous autres hommes, mais aussi nos animaux de compagnie n'ayons pas une vue aussi perçante ne constitue pas un handicap dans la grande compétition de la nature ; nous avons d'autres sens comme l'ouïe, l'odorat, le toucher qui rétablissent l'équilibre.
F. Anchling

Bibliographie
IMKER FREUND - Juillet et Août 2002
Vie et Mœurs des Abeilles - Karl von Frisch
Les Abeilles - J. GOULD et C. GOULD