Un petit millier d'apiculteurs péï exercent leur passion (2001)
L’abeille veut sa place au soleil
Emmanuelle de Jesus
Un petit millier d’apiculteurs plus ou moins officiels possèdent des ruches à travers l’île. Une passion plus qu’une activité : à l’heure actuelle, les apiculteurs qui peuvent vivre de leurs abeilles se comptent sur les doigts d’une main. Mais justement parce qu’ils sont passionnés, ces apiculteurs ont à cœur de restructurer une filière qui souffre d’un déficit d’audience auprès des politiques. Avec Benoît Girodet, technicien agricole, rencontre avec quelques-uns de ces amoureux des abeilles.
La Filière en Chiffres
Selon les estimations des professionnels, il y a entre 500 et 800, voire un petit millier d’apiculteurs vivant à la Réunion. Une amplitude de chiffres qui s’explique aisément : la loi oblige toute personne possédant au moins une ruche à la déclarer aux services vétérinaires. Plus de dix ruches, et c’est la déclaration aux impôts, sans forcément bénéficier de la carte AMEXA, réservée aux propriétaires d’au moins 60 ruches (correspondant au 2,5 ha pondérés pour être agriculteur). On comprend mieux pourquoi tous les propriétaires ne déclarent pas leurs ruchers...
Sur ces professionnels, seuls 3 à 4 personnes ne vivent que de leurs abeilles. Une trentaine de personnes possèdent plus de cent ruches, mais l’immense majorité (443 sur 899 apiculteurs signalés, selon les chiffres fournis par le Syndicat apicole de la Réunion) en ont moins de 30. "Une homme nourrit son homme, explique Jean Bragard, mais elle ne fait pas des Crésus".
La production péi de miel est estimée à 250 tonnes/an, alors que la consommation moyenne à la Réunion est de 300 à 400 tonnes/an selon les années : la marge laissée aux productions pays est large, et explique que jusque là, les producteurs réunionnais ont fermé les yeux sur certaines fraudes dont ils ont eu connaissance : cela aussi, ont-ils promis, va changer. Autres productions des abeilles décidément laborieuses : la gelée royale (celle qui nourrit exclusivement l’ouvrière destinée à devenir reine) excellente paraît-il, contre la grippe, la propolis (la colle avec laquelle les abeilles colmatent les trous des ruches), antimicrobienne et anesthésique, enfin le pollen, recommandé si l’on se sent raplapla...
Mieux qu’un épisode de Pokemon, les abeilles ont le don de fasciner les marmailles là où elles passent. Il faut dire que dans leur cas, l’expression "génie animal" n’est pas usurpée. Le technicien agricole Benoît Girodet - resté un grand enfant - n’en finit pas de s’émerveiller : "une abeille vit 45 jours à partir de sa sortie de l’alvéole. La moitié de ce temps, elle le passe à l’intérieur de la ruche, comme ouvrière. À sa sortie, elle devient butineuse, et mémorise l’emplacement de sa ruche : dès lors, elle saura toujours retrouver son chemin. Des éclaireuses sont ensuite envoyées pour découvrir des emplacements riches en nectar et en pollen. À leur retour, par une danse très complexe, elles indiquent où trouver ces gisements : l’orientation de sa danse, par rapport à la ruche et au soleil, sa vitesse et sa direction permettront aux autres butineuses de savoir exactement où se rendre. Et tout ça dans le noir !" Ce n’est pas tout : les abeilles sont aussi capables de détecter, mieux qu’une sonde, le taux de sucre des végétaux. Et cet extraordinaire savoir-faire se niche jusque dans l’élaboration du miel... "lorsque les abeilles reviennent avec leur goutte de nectar au bout de la trompe, leur vitesse dans l’air est telle qu’elle commence l’évaporation de ce nectar, composé à 80% d’eau. Le passage du nectar d’une abeille à l’autre poursuit ce processus : et dans la ruche, pour achever cette évaporation, les abeilles ventilent constamment grâce à des battements d’ailes..." Bref, du génie. Et c’est un autre génie, Albert Einstein, qui le dit: "Le jour de la disparition des abeilles, celle de l’homme ne sera pas loin..."
Un Ingénieur de la Nature
Une sentence à peine exagérée. Car l’abeille n’est pas seulement une pourvoyeuse en miel, pollen et autre cire (voir encadré); elle est aussi un extraordinaire ingénieur de la nature. Son corps, incroyablement velu - "au microscope, avance Benoît Girodet, elle est aussi poilue qu’un chien" - lui permet de balayer une masse de pollen qu’elle va ensuite transmettre de fleur en fleur dans sa quête de nectar, faisant sans le savoir un minutieux et colossal travail de fertilisation croisée. "On a pu constater, souligne Jean Bragard, secrétaire général du syndicat apicole de la Réunion, que les arbres fruitiers avaient un rendement supérieur grâce à ce brassage. Des letchis visités par les abeilles donnent plus de fruits. Et les abeilles jouent aussi leur rôle pour le maraîchage et les forêts..." "C’est simple, explique Benoît Girodet. Pour 1 F de miel, la plus value pour l’agriculture est de 30 F grâce à cette fertilisation."
C’est justement ce rôle prépondérant que les apiculteurs s’attachent aujourd’hui à faire reconnaître. Car pour l’instant, l’apiculture est le parent pauvre - "vous pouvez dire très pauvre" assène Bernard Baccot, président du groupement de défense sanitaire apicole - de l’agriculture : ni animal d’élevage, ni élément essentiel de l’agriculture péi, l’abeille est loin d’être une préoccupation des politiques. Et pourtant, c’est aujourd’hui qu’il faut agir, car la filière n’est pas seulement "très" pauvre : elle est aussi en danger.
À la merci des cyclones, les abeilles sont aussi menacées par les voleurs qui se sont fait une spécialité de maquiller les ruches. Il faut dire que la structure des ruchers péi - la fameuse "ruche Bourbon", créée notamment par Armand Vidot et généralisée à l’ensemble des apiculteurs - leur facilite la tâche. Autre danger : certains principes actifs des produits phytosanitaires (Imidaclopride notamment) dont les acteurs de la filière apicole craignent les effets sur les abeilles : une action est d’ailleurs en cours pour réclamer à la préfecture le retrait du Confidor, un insecticide contenant ce principe. Ennemis supplémentaires, les cueilleurs de baies roses sans scrupules (80% de la production de miel péi provient du faux-poivrier) qui au lieu de se servir d’échenilloir cassent purement et simplement les branches quand ils ne scient pas l’arbre : or il faut cinq ans pour voir refleurir un faux-poivrier coupé...
Des Aides d'Urgence
Dernier ennemi des abeilles, deux épizooties, la Nosémose et l’Acariose, qui déciment les ruchers. De ce côté, l’action des apiculteurs avec la Direction des services vétérinaires commence à porter ses fruits puisque une campagne gratuite de prélèvements et d’analyse permet aux apiculteurs d’être fixés sur la santé de leurs abeilles; (1) les antibiotiques sont ensuite à leur charge. Cette campagne menée depuis 4 ans a permis de garder les maladies sous contrôle, ce qui ne signifie pas, loin de là, qu’elles ont disparu : certains vétérinaires ont rebuté les producteurs en pratiquant des prix abusifs sur les traitements, d’autres apiculteurs ont tout simplement joué le laisser-aller, comme cela se pratique dans le domaine des déclarations (voir encadré). Or c’est peut-être au nom de ce laxisme que les politiques refusent de s’engager. Les apiculteurs ont donc à cœur de structurer davantage la filière, d’imposer certaines de leurs organisations telle la Coopémiel ou le Syndicat apicole comme des interlocuteurs incontournables, et d’obtenir enfin les aides qui leur permettront de mieux fonctionner. Aides financières, pour les apiculteurs touchés par les cyclones (ils n’ont actuellement aucune indemnisation !), ou les épizooties; mais aussi aides de bon sens en demandant aux mairies de privilégier les espèces végétales mellifères et nectarifères pour planter leurs espaces verts : une action en ce sens est d’ailleurs en cours avec les communautés de communes et l’ONF. Enfin, en avril, la première foire du miel pourrait se tenir à Saint-Denis : ce jour-là, enfin, le génie des abeilles aura rejoint la bonne volonté des hommes.
(1) Pour tous renseignements, joindre la chambre d’agriculture au 0262.94.25.94.