Conservation du Patrimoine sur l'île de La Palma (2002)
Gilles Fert
Abeilles sélectionnées

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Abeille sur Senecio kleinia

Isla bonita...
L'île de la Palma, la plus occidentale de l'archipel des Canaries, a une superficie de 706 km². Une distance de 450 km la sépare des côtes africaines au large du Sahara Occidental et environ 70 km de l'île la plus proche. L'Espagne y est présente depuis la fin du 15ème siècle. D'origine volcanique, elle a 2.483 m d'altitude, sommet où est installé le célèbre observatoire d'astrophysique de "Roque de los Muchachos". Cette terre fertile possède tous les climats suivant l'altitude et l'orientation. Ainsi on y mange des châtaignes grillées et des mangues du jardin; on y produit un excellent vin et 150.000 tonnes de bananes. Chaque île de l'archipel des Canaries (Tenerife, Grande Canarie, Lanzarote, La Gomera, El Hierro et Fuerteventura) constitue un écosystème unique, dans lequel les pratiques apicoles se sont développées de façons différentes.

Rucher parmi les euphorbes

Un miel au goût unique
Environ 80.000 habitants se partagent ce petit bout de paradis au milieu de l'Atlantique. Il y a presque 80 apiculteurs pour un total de plus de 2.000 ruches. Un habitat dispersé, ainsi que des emplacements particulièrement accidentés et peu accessibles rendent la transhumance difficile. Par conséquent, les ruches sont presque toutes sédentaires. Seuls, dans la partie orientale de l'île vers Mazo et Fuencaliente où fleurit le taginaste, se pratiquent quelques déplacements de ruchers de juin à août. Comme chez tous les apiculteurs à travers le monde, on ne manque pas d'imagination à La Palma. Guillermo en est l'exemple même, avec son rucher équipé d'un véritable téléphérique pour ruches et hausses. Commandé par un treuil électrique, le câble métallique descend la pente de lave afin d'acheminer tout le matériel pendant les récoltes et la transhumance. Quelques ruchers traditionnels sont toujours exploités. Appelés "corchos", ces ruches anciennes verticales ou horizontales sont faites à partir de troncs de palmier évidés ou tout simplement de 4 planches comme dans le rucher de Gines. Aujourd'hui, contrairement à la Péninsule Ibérique, ce sont les ruches à hausses de type Langstroth qui sont utilisées et non pas les Layens. La moyenne annuelle de rendement en miel est d'une vingtaine de kg/ruche, mais peut atteindre nettement plus dans des conditions d'exploitation performantes.

Guillermo et son téléphérique à ruches


Gines dans le rucher traditionnel

Entre les anciennes coulées de lave poussent une multitude de plantes mellifères. Second endroit au monde après Hawaï pour la quantité et la diversité de ses plantes endémiques, l'île fait le bonheur des botanistes. En effet, beaucoup de nos plantes d'appartement ou de jardin d'agrément portent le nom scientifique composé de... canariensis. A l'origine de ce miel mille fleurs au goût unique, on trouve essentiellement les fleurs indigènes de l'île de la famille des Echium taginaste, bourrache), Euphorbia, Senecio kleinia (verode), Chamaecytisus (tagasaste), Aeonium sp. (bejeque), Sonchus (cerrajon), Leguminosae (Adenocarpus viscosus)... Ensuite, vient se greffer toutes les espèces introduites par les Espagnols depuis le 15ème siècle. Cela va du châtaignier au néflier du japon (Eriobotrya japonica), eucalytus (E. globulus, E. ficifolia), amandier, acacia, ronce, citrus, etc... pour ce qui est des principales ressources mellifères et pollinifères. Ce formidable "cocktail" de fleurs fait que les miels de La Palma finissent bien souvent aux premières places des concours de dégustation organisés en Espagne. Pour ce qui est de la vente, pas de difficulté, la moitié de la production est écoulée auprès de la population locale qui voit à travers le miel plutôt un médicament. L'autre moitié est vendue aux touristes.

Ecotype ou croisement stabilisé...
Avant l'arrivée des Espagnols, vivaient sur ces îles des indigènes appelés Los Guanches. Leur origine reste sujet à polémiques. Concernant les abeilles, il en est un peu de même.

C'est F. Ruttner qui en 1975 décrivit le premier les abeilles des Canaries. Cette étude morphologique de la race géographique effectuée seulement sur les îles de Tenerife et Grande Canarie a démontré la parenté avec Apis mellifica iberica. On suppose donc qu'elle fut introduite de la péninsule par les premiers colons. Plus récemment, une étude morphométrique réalisée par le département de biologie animale de l'université de Cordoba ainsi que des analyses ADNm effectuées par P. De La Rua et cols. (1998), ont mis en évidence la présence de deux groupes d'abeilles distincts. Les abeilles de La Palma seraient génétiquement plus pures que celles analysées sur les îles de Tenerife, Hierro, Gomera et Grande Canarie. Au cours de ces dernières années, les apiculteurs de ces îles ont en effet importé des races comme carnica, ligustica et caucasica, ainsi que le croisement Buckfast. Ces introductions "sauvages" ont surtout entraîné le développement de toutes les maladies des abeilles et du couvain. L'agressivité très prononcée suite à ces croisements incontrôlés, rend le travail des apiculteurs difficile. La cohabitation avec les voisins et les touristes est parfois piquante. Par contre, l'île de La Palma en plus de son abeille assez pure, a pour l'instant l'énorme privilège d'être indemne de varroa et de loque. Seule l'acariose et quelques virus ont entraînés la disparition de 20% du cheptel il y a quelques années. Aujourd'hui ce problème sanitaire semble être enrayé grâce à deux traitements annuels au menthol. Si les règles définies par l'administration sont bien respectées, cette situation peut se maintenir encore quelques années.


La ruche Langstroth préférée à la Layens

L'abeille noire de La Palma est peu agressive et ne pille pas. Elle a un instinct d'amassage égal à celui de la noire européenne Apis mellifica mellifica. Elle a surtout un comportement de nettoyage très développé. Selon le test classique du couvain mort après congélation, la capacité de ces abeilles à détecter et éliminer ce couvain est très développée. Seulement 12 h. suffisent, et cela par des ruches pas encore sélectionnées. Alors qu'il faut généralement 48 h. pour 90% de nettoyage avec des abeilles croisées de "jaunes" (ligustica). De plus cette abeille autochtone est bien adaptée à son milieu, aussi bien aux cycles de floraisons qu'au climat.

Un projet passionnant...
Partant de ce constat unique en Europe, les autorités canariennes ont pris des mesures pour maintenir et protéger l'abeille de La Palma. Dans un premier temps, il est bien sur interdit d'y introduire des abeilles, mais aussi du matériel apicole ayant servi ainsi que les produits de la ruche pouvant être vecteurs des maladies du couvain. ces mesures sont inspirés d'une directive européenne déjà appliquée en 1998 pour l'île de Laslo au Nord du Danemark. Un conservatoire de l'abeille locale Apis mellifica mellifica a été mis en place avec succès. Bruxelles a dû statuer afin d'interdire la transhumance sur cette île de 114 km². Les apiculteurs du continent avaient l'habitude d'y transhumer leurs ruches peuplées d'abeilles croisées pour produire le miel de callune.

Pour ce qui est de La Palma, ce plan de conservation et d'amélioration de l'abeille locale a pour objectif de remplacer les reines des quelques colonies présentant un degré d'hybridation, par des reines de race locale. Rappelons que la motivation local est de produire plus de miel avec une abeille plus douce.

En accord avec les apiculteurs et avec leur concours, 400 échantillons d'ouvrières sont en cours d'analyses ADNm. à l'université du Pays Basque de Bilbao. Les résultats permettront de localiser les colonies les plus pures. Ces colonies seront regroupées dans une zone choisie pour ses ressources mellifères et sa densité de ruches afin de faciliter la saturation du secteur avec des mâles issus des ruches sélectionnées. Afin d'éviter toute consanguinité, l'élevage se fera à partir du plus grand nombre de colonies possible. Ensuite, ce travail qui a déjà commencé et qui s'étalera sur plusieurs années se décompose en deux temps:

1ère phase

  • formation d'apiculteurs volontaires à l'élevage des mâles et des reines ;
  • sélection de lignées locales productrices et non agressives ;
  • formation de deux apiculteurs aux techniques de fécondation instrumentale des reines ;
  • mise en place d'un rucher école.

2ème phase

  • évaluation des résultats ;
  • répartition et introduction du matériel génétique dans les exploitations du reste de l'île.

Ce programme ambitieux ne peut réussir qu'avec le concours de tous les apiculteurs. L'abeille est déjà une ressource économique non négligeable pour l'île. Mais si ce plan de conservation du patrimoine réussi, les retombées seront importantes. Directement avec la production du miel et indirectement avec la pollinisation des avocatiers, des citrus, et de toute la flore sauvage. De plus, les apiculteurs de tous les pays auront toujours besoin de réserves de races pures afin d'effectuer leurs croisements.

Aujourd'hui, La Palma peut être épargnée par l'influence des autres races d'abeilles si on applique les mesures décrites plus haut. Elle est également indemne de varroase et de loques. Espérons que les hommes auront la sagesse de maintenir cette abeille aussi propre que possible.

Pour en savoir plus

  • Bramwell D., Bramwell Z.,(1990) Flores Silvestres de las Islas Canarias, Editorial Rueda.
  • Canas S.,(1999) Apicultura en la Palma, Vida apicola No 94.
  • Canas S., (1998) Apicultura en Tenerife, Vida apicola No 88.
  • Palilla Alvarez F., Hernandez Fernandez R. (1997), Estudio morfologico de las abejas mellifica del archipielago canario. Universitad de Cordoba. 
  • De La Rua.P. and cols. (1998) Caracterizacion molecular de la abeja Canaria. Molecular Ecology 7, 1543-1548
  • Ruttner,F. (1986) Geographical variability and classification. pp.23-56. In " Bee Genetics and Breeding."(T.E.Rinderer,ed.) Academic Press, New York.

FERT Gilles Apiculteur
Eleveur"La Chesnaie"
F-64300 Argagnon
Web : Abeilles sélectionnées