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1999-2004 ou les conséquences d’une tempête…
Paul SCHWEITZER
26 décembre 1999, une tempête d’une exceptionnelle ampleur ravage le nord de la France. À la cime des arbres, les pointes de vent atteignent les 200 km/h… Un peu plus de 24 heures après, une seconde tempête traverse, elle, le sud du Pays. Le quart nord-est et l’Aquitaine ont été les secteurs les plus touchés. Dégâts matériels certes, mais surtout dégâts forestiers avec des pertes estimées à 120 millions de m3 de bois. La forêt vosgienne a été particulièrement ravagée. De mémoire de vosgien, on n'avait jamais vu ça. Pourtant des recherches historiques montrent qu’un épisode similaire, bien que limité au Massif vosgien, avait déjà eu lieu en 1802…
Dans un article intitulé “ L’écologie de la forêt ” paru dans “ L’Abeille de France ” en avril 2000 j’avais souligné les risques de la déforestation pour les appellations “ miel de sapin ”, fleuron de l’apiculture lorraine. Certains esprits malins avaient cru devoir ricaner. Près de cinq ans plus tard qu’en est-il exactement ?
Le tableau ci-dessous nous donne les grandes tendances de la production de miel de sapin dans les Vosges depuis la fameuse tempête. Les contrôles de l’appellation “ sapin ” ont reposé sur des critères sensoriels, physico-chimiques et polliniques. L’examen organoleptique permet de retrouver les caractères maltés et balsamiques des miellats de sapin. La physico-chimie repose sur la mesure de la conductivité électrique qui doit être au minimum de 950 µS/cm et l’étude du spectre des sucres qui permet de retrouver le profil typique des miels de sapin avec présence significative de tréhalose et de mélézitose. Enfin, l’analyse pollinique montre la composante floristique de l’environnement.
Comment et pourquoi dans une forêt aussi homogène et pauvre en essences que la forêt vosgienne, les abeilles arrivent-elles à produire du miel qui est, tout au moins ces dernières années, de moins en moins du sapin ?
La sapinière vosgienne
Elle constitue le groupement climacique de l’étage montagnard moyen de la montagne vosgienne. Sur la partie occidentale du massif (partie lorraine), la sapinière naturelle commence aux altitudes de 350 à 450 mètres. La présence de sapin à des altitudes inférieures est d’origine anthropique. En fait la transition naturelle est continue, la hêtraie faisant progressivement place à une sapinière de plus en plus pure. L’absence totale de hêtres à des étages élevés est cependant d’origine humaine. La particularité essentielle de l’étage montagnard vosgien est l’absence totale de roches carbonatées donc de séries floristiques calcicoles. Le nombre d’espèces se développant dans le massif est, par la même, extrêmement pauvre. La sapinière vosgienne constitue des peuplements extrêmement pur avec quelquefois une dominance absolue et totale du sapin, Abies pectinata. C’est sur les grès vosgien que cette dominance est maximale. Effectués à différentes époques, des enrésinements sont à l’origine de la présence d’autres essences : épicéas, pins sylvestres quelquefois même pin Weymouth, Douglas ou même mélèzes…
La sapinière elle-même comprend très peu d’espèces nectarifères : les plus significatives sont la myrtille, Vaccinium myrtillus, la bruyère callune, Calluna vulgaris, le sureau à grappes, Sambuscus racemosa, le sorbier des oiseleurs, Sorbus aucuparia, la digitale, Digitalis purpurea. Dans certaines vallées, la balsamine indienne, Impatiens glandulifera est en voie d’extension… Les ressources en pollen sont également très rares, quelquefois la “ reine-des-prés ”, Filipendula ulmaria. La rareté de cette ressource amène fréquemment les abeilles à récolter cette denrée des graminées…
Bien que fortement dominante, la sapinière vosgienne peut faire place çà et là à des groupements dérivés :
- Sur granite, les prairies abandonnées évoluent en une forêt de feuillus dominée par le frêne, le chêne pédonculé et l’érable sycomore. Le sapin peut finir par s’y installer ;
- Sur grès, on trouvera par contre des landes à sarothamne à balai (genêt à balai), à bruyère callune ou fougère aigle ;
- Sur les éboulis de versant nord, se développent des groupements dominés par l’érable sycomore (Acer pseudoplatanus), l’orme des montagnes (Ulmus glabra), le tilleul à grandes feuilles (Tilia platyphyllos), quelquefois le frêne (Fraxinus excelsior) avec une strate herbacée comprenant des espèces très nectarifères : les ronces (Rubus fruticosus), le framboisier (Rubus idaeus), la lunaire vivace (Lunaria rediviva), la campanule à larges feuilles (Campanula latifolia)…
- Enfin, il existe des peuplements de clairières ou faisant suite à des chablis. La tempête de 1999 a contribué à les multiplier. Ils sont peuplés d’espèces héliophiles qui ne disparaîtront qu’avec la croissance de nouveaux sapins. Nous y reviendrons…
Une dernière remarque : le châtaignier, Castenea sativa, est quasiment absent (ou rarissime) dans la partie occidentale des Vosges alors qu’il est très implanté dans la partie orientale (entre le vignoble alsacien et la sapinière)…
Les caractéristiques tout à fait particulières de la sapinière vosgienne, grande pureté des peuplements, rareté d’espèces nectarifères, absence totale de roches calcaires expliquent les caractéristiques originales et uniques du miel de sapin des Vosges (physico-chimie différente des autres miels de sapin) et ont amené la création d’une A.O.C. pour ce miel.
Les conséquences de la tempête
Avec ses chablis, la tempête a ouvert de vastes espaces à la lumière. Cette dernière étant toujours un facteur limitant le développement des végétaux, les superficies libérées ont, dès la première année, été conquises par des espèces herbacées dites pionnières dont certaines extrêmement nectarifères comme l’épilobe en épi, Epilobium spicatum ou la digitale, Digitalis purpurea. Très rapidement d’autres espèces s’installent également : saule Marsault (Salix caprea), sorbier des oiseleurs (Sorbus aucuparia), sureau à grappes, Sambuscus racemosa et des ronces (Rubus idaeus et rubus fruticosus)… Certaines espèces sont à floraison printanière et n’entrent pas en concurrence avec les miellats de sapin. Ce n’est pas le cas des ronces, de l’épilobe et de la digitale… La sécrétion abondante de nectar chez ces dernières espèces entre alors en compétition avec les miellats de sapin éventuels. Elle détournera d’autant plus les abeilles que ces fleurs produisent également du pollen, indispensable à l’élevage, élément qui n’est pas fourni par les sapins… L’effet est alors immédiat : récolte d’un miel de sapin dilué par du nectar, le plus souvent de ronces. C’est effectivement ce qu’ont nettement montré les analyses de miels effectuées en 2003. Ces miels avaient le goût du sapin, les sucres caractéristiques des miellats de sapin mais une conductivité électrique assez basse, le plus souvent inférieure à 900 µS/cm (Valeur moyenne : 763 ; écart-type : 130) et le pollen de ronce était très représenté à l’analyse pollinique : dominant chez tous les miels à l’exception de 3 (2 dominances du trèfle blanc et une de balsamine indienne). La présence significative de nectar d’épilobe est beaucoup plus difficile à mettre en évidence car cette fleur produit un grand pollen lequel est toujours très fortement sous représenté dans les miels…
On peut craindre que ce phénomène perdure encore plusieurs années jusqu’à ce que l’espace ait à nouveau été colonisé par des résineux qui feront disparaître ces espèces de lumière… Faut-il dire que durant cette période il n’y aura plus de miel de sapin dans les Vosges ? Heureusement non. Car, d’une part il reste certains espaces indemnes, mais également la récolte du nectar et du miellat est toujours une affaire de compétition entre les différentes sources, lesquelles sont soumises aux aléas climatiques… Une forte production de miellat saura toujours suffisamment attirer les butineuses…
À moins que des éléments nouveaux n’entrent en jeu, l’écologie des producteurs de miellats étant très complexe…
Paul SCHWEITZER
Laboratoire d’analyses et d’écologie apicole
© CETAM-Lorraine 2004
Sources botaniques :
- Carte de la végétation de la France 1/200 000 (feuilles lorraines)
- Observations personnelles